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Cinéma et petits écrans : le cadre et la (dé)mesure

Martine Beugnet

Cinéma et petits écrans : le cadre et la (dé)mesure

Martine Beugnet

Partage d’(E)Motion

Une silhouette ailée de trente mètres de haut surplombe la foule des spectateurs massés dans la nef du Grand Palais. La vision est insolite et pourtant familière : cette immense figure qui emprunte les traits de l’acteur Bruno Ganz est l’un des anges du film de Wim Wenders, Der Himmel über Berlin (1987)1 Prolongeant le jeu sur les rapports d’échelle, Wenders inclut plus loin l’extrait où l’ange Cassiel (Otto Sander) est à son tour surplombé par l’immense silhouette de la statue de l’ange de la colonne de la Victoire. . Depuis son perchoir, elle domine à la fois la foule des passants du Berlin de 1986, qui circulent sans voir l’envoyé céleste qui les observe, et celle des spectateurs parisiens du XXIe siècle, qui, armés de leurs portables, filment sans relâche afin de garder une trace de la colossale apparition. Diffusées, parfois en temps réel, sur les réseaux sociaux, les vidéos de l’ange apparaitront bientôt sur Dailymotion, Instagram ou YouTube Grand Palais, Vue de l’installation (E)Motion photographie de l’auteure, avril 2019.

À chaque tombée de la nuit du 18 au 23 avril 2019, l’enceinte du Grand Palais s'est ainsi transformée en un espace de projection hors normes. Ayant reçu carte blanche pour occuper ce site emblématique de la modernité parisienne, Wenders y a installé (E)Motion, une œuvre composée d’extraits de ses films, projetés à grande échelle sur trois des murs de la vaste nef. Alternant, sans principe chronologique ou narratif apparent, cinéma de fiction et cinéma documentaire, le noir et blanc et la couleur, les quelques 40 minutes de compilation étaient montrées en boucle, en douze segments accolés se superposant avec précision à l’architecture du lieu. Privilégiant la circulation (des corps, des figures, des images et des sons) comme thème, la logique plastique du remontage des séquences tirait parti de l’architecture du lieu, et en particulier de la présence des structures métalliques intérieures. Suivant les techniques désormais classiques du film de montage, les frontières temporelles et spatiales propres aux différents univers fictionnels ou documentaires se dissolvaient au grès des faux raccords de mouvement, d’axe ou de regard, reliant les personnages et les espaces d’un film à l’autre. Le titre de l’installation, (E)Motion, rendait compte de l’inflexion thématique du projet : comme le souligne la mise entre parenthèse du (E), le principe de la circulation, qui traverse toute l’œuvre du cinéaste, est illustré ici par des images pour la plupart tournées en argentique, mais il s’inscrit désormais dans le contexte de l’incessante mobilité des images à l’ère électronique. Ce qui fait la continuité entre les deux modes d’apparition des images — la projection classique et l’installation in situ — c’est la force d’affect des deux dispositifs, que suggère également le titre. L’émotion initialement suscitée par les films vus en salle, magnifiée par la spectaculaire mise en espace, est d’autant plus forte qu’elle est nourrie par la mémoire cinéphilique des spectateurs. L’installation de Wenders partage aussi avec les projections classiques ce défilement inaltérable des images qui fonde le pouvoir du cinéma à nous émouvoir: le désir de voir du spectateur soumis au déroulé inéluctable du film 2 Voir « Le défilement » de Thierry Kuntzel, publié dans La Revue d’Esthétique, 1972, et repris dans Cinéma : théorie, lectures, sous la direction de Dominique Noguez, Paris, Klincksieck, 1978, pp. 97-110. . Encore ce dispositif est-il mis à l’épreuve des nouveaux types d’enregistrement, d’archivage et de visionnage et de la banalisation des interfaces, qui changent la donne. Le spectateur qui re-filme les images (préalablement numérisées et re-montées) de Wenders avec son smartphone, pourra plus tard, d’une simple pression du doigt, en contrôler l’apparition, le défilement et la disparition.

Cette forme de contrôle et de possession de l’image repose sur une culture équivoque de la propriété, entre appropriation et partage d’une part (élargir le principe de la projection publique par la diffusion électronique, quitte à ne pas respecter les droits d’auteur) et affirmation de la propriété individuelle de l’autre (chaque visiteur veut posséder sa propre archive, manipuler les images à son gré). Dans le cas de (E)Motion, l’accès au Grand Palais était gratuit, la captation sauvage par les visiteurs autorisée et Wenders ne semble pas décidé à intervenir pour imposer le retrait des vidéos postées sur Internet.

Partant, la campagne de publicité orchestrée par le Grand Palais et le studio ATHEM, sponsor et collaborateur de Wenders, a mis en valeur ce que le visiteur-filmeur ne pouvait ni vraiment capter, ni partager : l’expérience immédiate, la dimension immersive, le gigantisme du spectacle, mais aussi l’innovation et le savoir-faire techniques qui les rendent possibles. Ainsi les articles, entretiens et autre matériau promotionnel ont-ils fidèlement relayé la description du dispositif : douze vidéo projecteurs 4K d'une puissance de 30 000 lumens (l’ultra haute définition et la puissance des faisceaux permettant de projeter les images à une vaste échelle sans perdre en qualité de rendu de couleur ou de contraste), orientables et donc capables de produire sur 270° une cartographie d’images (video mapping) associée à une bande son (musique et dialogues) synchrone.

Déployée dans un ancien pavillon de l'exposition universelle de 1900, monumentale et immersive comme un panorama, l'installation de Wenders était présentée comme un tour de force technologique et artistique. Elle a ainsi ravivé, pendant quelques nuits, l'esprit d'une époque qui, à l’aube du XXe siècle, avait expérimenté avec les technologies de l'image à grande échelle 3 En 1900 les frères Lumière furent invités à occuper l'espace de la vaste Galerie des Machines (à quelques encablures du Grand Palais), où ils ont présenté leur cinématographe géant, un appareil doté d'un projecteur d'une puissance exceptionnelle et un écran double face rétractable de 400 m². . Ce faisant, c’est aussi la tendance muséale au gigantisme qui se trouve mise en valeur. Dans la veine de ce qu’Erkki Huhtamo a appelé la « gullivérisation » des espaces contemporains (Huhtamo, 2009), (E)Motion est à la fois typique des spectaculaires scénographies auxquelles se prêtent désormais, dans les institutions et espaces publics, les mises en scène du patrimoine artistique numérisé4 Voir Sara Kenderdine, « Prosthetic architectures of the senses: museums and immersion », à paraitre dans Absorbed in Experience, Beugnet. M. et Hibberd. L. (dir.) Screen 61 :4, 2021. , et caractéristique de nouveaux modes de réception où la réduction de l’image est de mise. Ainsi, en captant l’événement sur son smartphone, en temps réel, le public du Grand Palais transforme, en un vertigineux déplacement des rapports d’échelles, une expérience unique (du gigantisme) en une archive à revoir ou à partager (notamment sur de tout petits écrans).

Dans son commentaire sur la prolifération des images de toutes tailles dans les environnements urbains contemporains, Huhtamo souligne aussi à quel point la radicalisation des rapports d’échelle qui lui est propre a pour effet de reléguer à la marge la taille humaine qui faisait autrefois, dans la culture visuelle, office de référence principale. Ainsi les écrans miniatures de nos portables cohabitent-ils désormais avec ceux des panneaux publicitaires géants selon « un double mécanisme qui est à la fois de l’ordre de l’optique et du culturel, et qui mine la primauté de l’idée d’échelle anthropomorphique commune » (Huhtamo, 2009, p.16).

Il est aisé, dans un contexte où la rapidité et l’impact des évolutions technologiques ne cessent de s’intensifier, où l’adaptabilité technique est devenue une condition sine qua non des modes de vie contemporains, de ne plus percevoir l’étrangeté que certaines évolutions peuvent introduire dans les situations les plus ordinaires, les interactions les plus courantes avec notre environnement (Chklovski, 1925 ; Gunning, 2004, p.59). Si les principes de la défamiliarisation prônés par Viktor Chklovski il y a presque un siècle semblent de nouveau pertinents dans le contexte des pratiques numériques émergentes, la défamiliarisation n’est cependant plus limitée aux manifestions intentionnelles du rendre étrange : elle s’observe dans les pratiques courantes de l’image qui, quoique participant de notre habituation, se prêtent à des dé-contextualisations fortuites.

Le contraste saisissant des gigantesques figures mouvantes déployées par les projecteurs d’(E)Motion sur les murs du Grand Palais, et des silhouettes des spectateurs réduits à la taille de Lilliputiens, témoigne d’une évidente volonté de susciter l’étonnement. Mais c’est sans doute dans l’observation du contraste entre la taille des images projetées et de ces mêmes images enregistrées sur les tout petits écrans de portables luisant ici et là dans la foule, que s’infiltre le sentiment d’étrangeté le plus troublant. Si le monumental ‘remix’ de Wenders, avec ses scènes, paysages et acteurs iconiques, s’offre au regard sous la forme d’un double monstrueux de ses films, les minuscules copies vidéo qui pullulent, comme autant de parasites des images-mères, en étaient les dopplegängers indisciplinés. Doubles du double, elles prétendaient se substituer à un phénomène éphémère dont leur réitération et leur circulation ont prolongé l’existence.

De manière plus quotidienne, pour peu qu’on considère le phénomène de manière attentive, observer la manière dont les tout petits écrans sont utilisés comme supports de visionnage n’est pas moins étrange que de lire les métamorphoses et tribulations de l’héroïne d’Alice's Adventures in Wonderland et Through the Looking-Glass and What Alice Found There (Carroll, 1865 et 1871). Dans la rue ou dans le métro, à la manière d’entomologistes fascinés par le spectacle d’insectes captifs, les utilisateurs de téléphones contemplent de minuscules mondes animés, rendus avec la perfection de détail propre à la reproduction photographique (seule l’image de cinéma, dans sa complexité, révèle pleinement les pouvoirs de séduction de la miniature), qui s’agitent sur la paume de leur main (Beugnet 2014, 2021 ; Beugnet & van den Orver, 2016).

Plus largement, par sa présence dans l’espace public, le petit écran ouvre la possibilité à de nouvelles configurations du visible, effets de cadre dans le cadre (lorsqu’il est filmé et incorporé à l’image de cinéma), ou de rencontre entre l’image et une réalité présente qui l’environne. Son apparition, précisément circonscrite par le cadre réduit où s’affichent les images, se superpose à l’étendue plus large de notre champ de vision, créant des contrastes de définition, de couleur et de rythme. S’il soulève la suspicion par son habileté à capter (et fragmenter) l’attention et à réduire et morceler les images, l’écran portable dynamise aussi l’espace où il se trouve par les effets de montage aléatoires et éphémères.

Petits et grands écrans : miniaturisation, cadre et hors-champ

Le visionnage de films sur un écran de portable ne participe donc pas d’une simple « relocalisation » de l’image de cinéma (Casetti, 2012) mais bien d’une expérience spécifique dont l’attrait se fonde, justement, dans sa différence avec les autres modes de réception, et notamment le visionnage sur grand écran. Au-delà des questions pratiques de mobilité, de transportabilité et de visionnage individuel qui l’en distinguent, cet attrait-là n’est pas étranger à la magie du cinéma : seule l’image de film (dans son unité originelle fondamentale, le minuscule photogramme, que le faisceau de la lumière du projecteur rend visible en le magnifiant), dans sa complexité, son « hallucination de détails » (Stewart, 1993, p.112) révèle pleinement les pouvoirs de séduction de la miniature (Beugnet, 2014). Si l’on se place du point de vue de l’usager du petit écran (et non, comme plus haut, du point de vue de l’observateur distancié) c’est bien aussi la métamorphose de l’image en un spectacle minuscule, apprécié en tant que tel, qui importe. La densité de pixels, la calibration de la luminosité, des contrastes et des couleurs intensifiées par les petites dimensions de l’image y contribuent (sachant qu’en termes relatifs, une image de faible définition bénéficie d’une meilleure résolution lorsqu’elle est présentée en taille réduite), de même que le caractère intime du son, transmis par les écouteurs dans le pavillon de l’oreille. Dans ces minuscules univers visuels et sonores, tout est reproduit, et de manière parfaitement proportionnée. Regarder une séquence de film sur un écran de portable, c’est découvrir un monde de quelques centimètres carrés, où se meuvent des acteurs plus petits que le pouce, mais où le moindre détail, du bouton de jaquette au pli du pantalon, du geste le plus discret à la course effrénée, du changement de cadrage au mouvement de caméra, est rendu à l’échelle appropriée. La taille de l’écran, cependant, invite à « saisir » du regard l’ensemble de l’image. Au cinéma, le regard du spectateur n’est pas seulement un regard conjoint, associé à celui d’autres spectateurs, c’est aussi un regard potentiellement mobile, qui ne peut se saisir instantanément de l’image dans son ensemble, mais tendra à s’y promener et s’y perdre. Au pouvoir centrifuge de l’image sur grand écran se substitue l’effet centripète de l’image miniature. Réunir les deux, comme dans le court métrage d’Atom Egoyan, Artaud Double Bill (couleur, son, 3 mn , 2007) et le long métrage d’Olivier Assayas Personal Shopper (2016), où le petit écran est intégré à la mise en scène et à la composition de l’image de cinéma, c’est composer avec le hors-champ.

Artaud Double Bill

Contribution du cinéaste canadien à une anthologie de films courts créée pour célébrer le soixantième anniversaire du festival de Cannes, Artaud Double Bill est imprégné par les discours sur la « mort du cinéma » encore très prégnants à l’époque. Pourtant, les nouvelles technologies, et notamment le smartphone, y apparaissent moins comme une menace, l'avènement de l'ère du regard distrait et de la « vision dégradée du cinéma» (Bellour, 2012, p.15) que comme un parasite dont la prolifération inéluctable a des effets imprédictibles. Contribuant à la circulation continue des images, le petit écran aurait la capacité de s’agréger au cinéma en « l’augmentant » plutôt qu’en le détruisant (Beugnet & Ravetto, 2016). Par sa forme de poupée gigogne, où les citations visuelles s’accumulent, Artaud Double Bill rappelle par ailleurs que les images de films classiques ont toujours eu tendance à migrer, de film en film, et de spectateur en spectateur : les cinéastes copient consciemment ou inconsciemment d'autres cinéastes, leurs films citent d’autres films, les personnages de films vont au cinéma, et le spectateur interprète ces citations à l’aune de sa mémoire de cinéphile… Dans le film d'Egoyan, le téléphone portable, accessoire incontournable d’un public qui s’adonne au multitasking devient un outil et un relai supplémentaire de cette circulation.

Deux jeunes femmes qui devaient aller au cinéma ensemble se retrouvent par erreur dans des auditoriums différents d’un même cinéma. Le film alterne entre les deux salles, suivant le va-et-vient des messages qu'Anna et Nicole échangent depuis leurs projections respectives. Tandis que Nicole assiste à une séance de Vivre sa vie (Jean-Luc Godard, 1962), Anna regarde The Adjuster (Atom Egoyan, 1991). Les deux films incluent des scènes où figurent des salles de cinéma, ce qui permet à Egoyan de produire deux effets de miroir. Ainsi voit-on le personnage principal de The Adjuster, Hera (Arsinée Khanjian), qui travaille pour le bureau de censure, regarder (et, subrepticement, filmer) un film pornographique, tandis que sur l’autre écran, le personnage de Godard, Nana (Anna Karina), apparaît également comme spectatrice, dans une scène devenue célèbre où elle pleure devant La Passion de Jeanne d’Arc (Carl Theodor Dreyer, 1928). Lorsqu’Antonin Artaud, qui joue dans le film de Dreyer, apparaît à l’écran, Nicole, frappée par sa beauté, texte Anna, celle-ci demandant à voir Artaud Double Bill, Atom Egoyan, couleur, son, 3 mn , 2007, captures d’écran Kriss Ravetto.. Nicole filme quelques images avec son téléphone portable et les envoie à son amie. Entre l'écran du téléphone mobile, d’abord petite fenêtre qui luit dans la salle obscure, puis filmé en gros plan, devenu cadre dans le cadre, et les images qui se déploient sur le grand écran en arrière-plan, une suite de résonnances plastiques et thématiques se crée (gestes, regards ou péripéties, comme lorsqu’Anna regarde Artaud dire à Jeanne (Renée Falconetti) qu'elle doit mourir par le feu tandis que sur le grand écran où passe The Adjuster, une maison brûle). Ce qui ne peut se communiquer, c’est le pouvoir d’affect du visage en gros plan, magnifié par la projection : le gros plan du visage de Falconetti-Jeanne, qui émeut Nana-Karina jusqu’aux larmes, et celui de Nana pleurant, vers lequel le spectateur de cinéma lève les yeux Artaud Double Bill, Atom Egoyan, couleur, son, 3 mn , 2007, captures d’écran Kriss Ravetto..

Pour autant, s’il se termine sur une note funeste délibérément appuyée (l’annonce de la mort de Jeanne d’arc à laquelle succède un générique de fin avec effet film argentique), Artaud Double Bill ne se contente pas d’illustrer la mort du cinéma et l’émergence de nouveaux modes, peu canoniques, de réception et de circulation des images de film. L’effet de collage par lequel la miniature se superpose à l’écran de cinéma souligne le potentiel propre à l’assemblage de deux types d’images que l’œil du spectateur saisit ensemble : soustraites au film et désormais autonomes, les images réduites, séduisantes par leur petitesse et leur perfection de copies, se détachent de l’image de cinéma bientôt transformée en un espace flou, mouvant, où le regard se perd. À la présence centripète du petit écran, qui réduit le hors-champ à un ailleurs précisément désigné (le destinataire d’un message), l’écran de cinéma oppose le mystère de ses bords incertains, cette zone que Pascal Bonitzer décrit comme propice aux fantômes (Bonitzer, 1982, p.107). Paradoxalement, c’est parce que la salle de cinéma est un espace séparé, extrait du flux continu de la communication contemporaine, que le hors-champ cinématographique, ouvert sur l’imaginaire, perdure 5 Thomas Elsaesser constate cependant que si « L’espace propre aux anciens cinémas dépend de frontières bien délimitées, qui marquent ce qui s’y déroule comme un événement distinct. Les nouveaux cinémas tendent au contraire à privilégier l’intégration », reflétant la manière « dont les espaces publics contemporains sont connectés, en relation, en communication les uns avec les autres ». Film History as Media Archaeology: Tracking Digital Cinema, Amsterdam : Amsterdam University Press, 2016, p.246. Traduction de l’auteure. .

Personal Shopper

La question de la circulation des images, de la communication des espaces et de la cohabitation des écrans est au cœur du film d’Assayas, Personal Shopper, thriller mâtiné de fantastique qui emprunte au cinéma d’horreur l’une de ses thématiques récurrentes : une critique de la culture matérialiste qui passe par la mise en scène des technologies de communication contemporaines. Mais ici, pas de dysfonctionnement, bruit, interférence ou glitch signalant la contamination d’un dispositif par un esprit malin. L’étrangeté nait de la superposition de l’image miniaturisée à l’image agrandie.

La profession du personnage principal, qui donne son titre au film, est emblématique de la société contemporaine de la consommation et du spectacle : en tant que Personal Shopper, Maureen est au service d’une célébrité qui l’emploie à faire ses achats 6 Le temps est ainsi devenu une denrée suffisamment précieuse pour qu’une population aisée emploie d’autres gens à réaliser à sa place des tâches banales mais chronophages - un retour sur des pratiques qui rappellent celles de la domesticité classique. Sur ces questions voir : Jonathan Crary, 24/7: Late Capitalism and the Ends of Sleep. London: Verso, 2013. . Le portable joue par conséquent un rôle crucial dans le monde qu’habite la jeune femme — un monde où le temps est une denrée précieuse et monnayable, et où les échanges, le commerce, et la communication doivent être fluides, rapides et efficaces. Le personnage trouve cependant « un supplément d’âme » 7 Dans sa critique du technologique, Henri Bergson souligne comment les outils censés nous libérer ont été mis au service du « bien-être exagéré et le luxe pour un certain nombre, plutôt que la libération pour tous ». Si « l’outillage de l’humanité est donc un prolongement de son corps (...) le corps agrandi attend un supplément d’âme (...) Les origines de cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu’on ne le croirait ; elle ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnés à sa puissance, que si l’humanité qu’elle a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle à se redresser, et à regarder le ciel. » Henri Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion Paris : PUF, coll. « Quadrige », (1932)1984, pp. 329-331. grâce aux talents de médium qui lui permettent d’entrer en contact avec le monde des esprits.

Pointer ainsi les principaux ingrédients du film, c’est souligner la dualité sur laquelle il est narrativement et formellement construit : d’un côté le monde du capitalisme avancé, un monde spectral, peuplé d’homo-consommateurs, de l’autre, un au-delà qui répond à des règles, une temporalité différentes et à une conception de la dette qui n’a rien à voir avec celle qu’accumulent les cartes de crédit. Dette, spiritisme, fantômes et technologies audiovisuelles : le cinéma d’Assayas s’imprègne de cette « fantômachie » que Jacques Derrida et Bernard Stiegler, en conversation, avaient décrit comme le produit fortuit de la circulation de l’image filmée (Derrida & Stiegler, 1996, pp.127-151) 8 Voir aussi Le Cinéma et ses fantômes, entretien avec Antoine de Baeque et Thierry Jousse, paru en avril 2001 dans les Cahiers du Cinéma. .

Plusieurs séquences nous montrent le personnage plongé dans un documentaire sur une peintre spirite de la fin du dix-neuvième siècle (Hilma Af Klint), un programme qu’elle regarde sur son ordinateur, puis sur son téléphone portable Personal Shopper, Olivier Assayas, 2016, captures d’écran par l’auteure.. Commentées en voix-off, les images qui s’affichent sur le petit écran alternent entre peintures, photographies de réunions spirites, photographies d’ectoplasmes et entrevues filmées avec des historiens de l’art spécialistes de la période. Isolée du son ambiant par les écouteurs, Maureen suit le documentaire dans les endroits publics les plus animés, train, gare ou café. Dans ce dernier lieu, alors qu’elle pose son téléphone sur la table, à côté des reliquats de son déjeuner, l’œil de la caméra semble se glisser par-dessus son épaule pour capter les images. Les contours plus nets et le contenu détaillé des petites images contrastent alors avec le rendu un peu flou du reste de l’image envahi par les ombresPersonal Shopper, Olivier Assayas, 2016, captures d’écran par l’auteure..

Le plaisir que l’œil éprouve dans le spectacle de ces matières visuelles contrastées est rehaussé par la richesse de la bande son, où la voix des commentateurs se détache sur la toile de fond que forment les bruits du café où s’est assise la jeune femme.

Le jeu sur les échelles, à la fois pointe le pouvoir d'attirance du petit écran et le sape : si l’héroïne d’Assayas semble absorbée par ce qu’elle regarde, les visages qui parlent et s’animent sur le petit écran du portable sont rendus quelque peu dérisoires par la proximité imposante d’un verre énorme et d’une assiette aussi grande qu’un rond-point. Une double attraction mobilise ainsi le regard et l’ouïe du spectateur, entre le contenu et la variété du matériau documentaire, et l’étrangeté que le contexte de leur apparition leur confère : de banale, la table-bar où s’est installée le personnage, et qui enveloppe d’un pourtour vague le petit cadre du téléphone, prend des allures de paysage démesuré aux recoins incertains.

Envisagée comme mise en tension de deux formes d’attraction du regard, l’une centripète, l’autre centrifuge, la présence du petit écran au cœur de l’image de film renvoie à la distinction bien connue qu’André Bazin établit entre peinture et cinéma — l’une délimitant par son cadre les frontières d’un monde en soi, l’autre fonctionnant comme une portion de visible prélevée à une réalité profilmique 9 « Tout ce qui existe réellement dans le monde (...) mais qui est spécialement destiné à l’usage filmique ; notamment : tout ce qui s’est trouvé devant la caméra et a impressionné la pellicule » Étienne Souriau, L’Univers filmique, in Étienne Souriau (éd.), Paris, Coll. Bibliothèque d’esthétique, Éd. Flammarion, 1953, p. 3. qui se continue au-delà de ses bords 10 On pourrait aborder la question par le biais de la temporalité – on voit bien ici comment la présence du petit écran de visionnage introduit une autre temporalité dans la séquence, conférant, par contraste, une force de « présent » au reste de l’image. . Si les arguments de Bazin sur la thèse du cache et du cadre ont fait l’objet d’objections et de contre-thèses nombreuses qu’il ne convient pas ici de revisiter en détail, il semble néanmoins que l’apparition du petit écran dans l’image de cinéma mérite qu’on revienne brièvement sur certains éléments de la discussion.

À l’instar d’autre types d’écrans, celui de la télévision ou de l’ordinateur dans leur design contemporain, les portables ont une coque discrète, qui vise à offrir un encadrement minimal côté écran, afin de ne pas créer d’interférence avec les contenus et les images visionnées 11 Sur le cadre voir Jacques Aumont, L'Œil interminable, Paris : Editions de la Différence, 2007, p.127. . On est loin des cadres décoratifs qui servaient traditionnellement à isoler les peintures classiques de leur environnement, et proche du « cadre-objet », ajusté aux bords de l’écran 12 On pourrait ajouter que si on voit bien Maureen feuilleter, sur son téléphone, les peintures de Hilma af Klint, celle-ci peignait des toiles essentiellement abstraites, sans perspective, non centrées, et qui n’entrent donc pas dans les catégories envisagées par Bazin lorsqu’il décrit le pouvoir centripète de la peinture classique. . Pourtant, et en particulier lorsqu’il montre des images en mouvement, l’écran de portable intégré à l’image de cinéma garde une partie de la force d’attraction centripète que lui confère sa petite taille : en tant qu’insert dans une image de cinéma, les images diminutives des écrans de portable ne semblent pas avoir de hors-cadre spatial propre.

Dans sa réfutation de Bazin, Louis Seguin bat en brèche la notion de cache, l’idée d’une continuité entre l’image filmique et un espace invisible qui se déploierait au-delà des bords du cadre puis de l’écran. Seguin n’en décrit pas moins les bords de l’image de cinéma comme une zone frontière incertaine : des limites floues, une sorte de repli de l’image, propice à la présence de monstres (Seguin, 1999) 13 Louis Seguin illustre son propos par une comparaison avec les manuscrits médiévaux enluminés, où le texte est bordé d’une zone d’illustrations touffue et obscure, comme une clairière est entourée par la forêt. . Il rejoint ainsi l’autre grand critique de la thèse bazinienne du cache (Bazin, 1999, p.60), Pascal Bonitzer, lorsqu’il évoque les « fantômes du regard et de la voix qui hantent et hallucinent les bords de l’image. » (Bonitzer, 1982, p.107) 14 Sur la question du hors-champ, voir également le premier numéro de la Revue Décadrages, 2003, et écouter ou lire les actes des conférences de l’ENS du 24 octobre 2005, Le Hors-champ, pouvoir invisible. Voir ici (consulté le 06/02/2020) .

Là où l’image en format réduit est tout entière saisie par l’œil du spectateur, l’image de cinéma invite donc le regard à se perdre dans la profondeur et le flou de son fond ou à la périphérie instable de ses bords, d’autant plus incertaine que les limites de l’écran s’estompent dans l’obscurité lorsque les lumières de la salle s’éteignent au début de la projection.

« Entrant dans la salle, avant la projection, nous voyons bien un grand rectangle bordé de noir. Mais, dès que l'obscurité se fait le liseré disparaît et le cadre perd cette évidence qu'il garde toujours sur un tableau ou une image télévisuelle. » (Sorlin, non-daté)

L’image du portable se substitue aisément à celle de la télévision dans cette citation de Pierre Sorlin. Le hors-cadre (espace potentiel) et le hors-champ (espace non visible) 15 Dork Zabounyan et Emmanuelle André,L’attrait du téléphone, Crisnée : Yellow Now, 2016. sont ainsi, au cinéma, absorbés par l’obscurité, abandonnés aux fantômes.

Le portable, cependant, a un hors-champ qui lui est plus spécifique : celui, sonore ou écrit (tel que l’évoque Egoyan dans son film), de la communication à distance. Mais dans quelle mesure ce hors-champ-là pallie-t-il les limites qu’impose le petit écran plat aux images qu’il accueille ? Dans Artaud Double Bill, la circulation de fragments d’images hors du champ initial de leur apparition permet à Egoyan de beaux effets de superposition. Dans Personal Shopper, le portable reste l’épitomé d’un système de communication et de traçabilité qui se veut économique dans tous les sens du terme. Or le monde des esprits échappe à cette logique : son mode de communication reste lent, erratique, imprévisible.

Avec ce film de fantômes, Assayas avait, à l’évidence, à cœur de montrer les nouvelles technologies de communication dans toute leur étrangeté. Mais l’image de cinéma, qui se déploie dans l’obscurité, sous l’effet de la projection, jusqu’aux bords du grand écran, avec sa profondeur variable, ses zones obscures, ses fonds flous et ses lisières hantées, reste le lieu de passage vers l’au-delà, l’espace qu’investissent le regard et l’imaginaire du spectateur. Ainsi le fantôme, quand il surgit enfin, apparaît sans autre support technologique que celui de l’image de cinéma, sans autre médiation que celle, imaginaire, d’un personnage aux pouvoirs de spirite.

Un élément de mise en scène frappe par ailleurs dans la séquence du café : la jeune femme solitaire, penchée sur le spectacle miniaturisé qui l’occupe, est assise face à un miroir Personal Shopper, Olivier Assayas, 2016, capture d’écran.. Ce détail permet de souligner la nature orphique du personnage : si la métaphore de la fenêtre ne s’applique ici ni au petit cadre du portable, ni à l’espace plus vaste que délimite l’écran de cinéma, miroirs et changements d’échelle confèrent à Maureen des liens de parenté avec l’univers de Cocteau et celui de Through the Looking-Glass, and What Alice Found There de Carroll. Mais le miroir signale aussi, par défaut, l’existence d’un autre hors-champ, celui que la règle des 180 degrés cherche à escamoter et que Bonitzer, dans sa réfutation de Bazin, décrit comme « l’espace de production » des images (l’espace du tournage, de la caméra et du preneur de son) (Bonitzer, 1982, p.115). Assayas en rend compte implicitement, par le biais de l’angle de prise de vue oblique sur le miroir, qui, par défaut, suggère la possibilité du reflet. C’est cette possibilité du reflet qui dissocie, en dernier lieu, l’image de cinéma de celle de ses doubles. Au contraire des autres modes de captation et de circulation des images qui jouent sur l’immédiateté (dans le sens où l’entendent Bolter et Grusin, de déni des processus de médiation) (Bolter & Grusin, 2000) 16 Sur la question de l’immédiateté et de la perte du contexte de lecture des documents, voir l’ouvrage de Matteo Treleani, Qu'est-ce que le patrimoine numérique ? Bordeaux : Le Bord de l'Eau, 2017. , dans son dispositif, ses rituels, le cinéma ne peut prétendre à l’effacement de la médiation qu’au prix d’un contrat implicite passé avec le spectateur, et qui procède de la puissance d’un imaginaire collectif. Cet imaginaire-là, ce hors champ-là, qui élude les autres dispositifs, est propre au cinéma : c’est le lieu d’où émanent à la fois le regard de la caméra et, par anticipation, celui du spectateur, ou, plus précisément, celui des spectateurs de la salle de cinéma.

Au risque de relancer la vieille querelle de la spécificité des médiums : la rencontre entre le cinéma et les technologies récentes, et notamment avec les tout petits écrans, telle qu’elle est mise en scène dans les films d’Egoyan et d'Assayas, s’inscrit en faux contre les principes du transfert, de la « relocation » ou de la dissolution de l’un dans les autres. Elle suggère au contraire une ouverture formelle, qui passe par la reconnaissance de qualités distinctives et combinatoires. Miniaturisations, superpositions, cadres dans le cadre, redoublements, contrastes et effets de montage fortuits ou calculés : véritables parasites des champs du visible, les petits écrans y sont aussi porteurs d’étonnantes potentialités esthétiques.

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