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Quelques spécificités du smartphone à l'écran: une introduction

Anaïs Guilet

Quelques spécificités du smartphone à l'écran: une introduction

Anaïs Guilet

Ce chapitre se situe dans la droite ligne de l’introduction de ce dossier et propose un parcours aussi peu exhaustif qu’il est préliminaire d’une réflexion qui s’opérera dans l’ensemble des textes présentés ici. Forte des analyses proposées dans les études précédemment citées sur les représentations du téléphone au cinéma, il s’agira pour nous de relever ce qui fonde la singularité de ce téléphone dit smart en comparaison du téléphone filaire. Nous proposons ainsi de distinguer six traits saillants pour l’étude des spécificités de ce téléphone contemporain, tel que nous les analyserons à travers le prisme de leur impact narratif et diégétique :

1 - La communication vocale

Le téléphone quand bien même dit smart demeure un téléphone, c'est-à-dire, pour renouer avec l’étymologie, un moyen pour faire transiter une information sonore (phonie) à distance (télé). Le téléphone est le média qui transporte nos voix d’un lieu à un autre, en cela il crée un lien vers une altérité irrémédiablement éloignée, un corps résolument interfacé. Même si le smartphone permet la visiophonie, le corps d’autrui, s’il peut être vu et/ou entendu, reste absent, consigné dans un lieu autre. Il faut alors rappeler la naissance presque contemporaine du cinéma et du téléphone qui n’aura fait qu’entremêler leurs destinées. En effet, les deux inventions ne sont pas simplement simultanées, elles sont aussi, sous certains aspects, similaires : au téléphone comme dans les films, la voix qui transite à travers un dispositif électro-acoustique a le pouvoir de nous rapprocher symboliquement de ceux qui sont éloignés. Avec le téléphone comme avec le cinéma, présence et visibilité ne coïncident plus. Tous deux sont également attachés à une certaine forme d’ubiquité : l’une provoquée par la technologie, l’autre par l’immersion fictionnelle. Ainsi, le téléphone et le cinéma nous autorisent à être à deux endroits en même temps. Nous sommes à la fois ici, dans la salle de cinéma ou par exemple dans la rue à parler au téléphone, et, par projection, nous sommes aussi ailleurs avec autrui, dans le lieu où se déroule la diégèse du film ou dans celui où se trouve notre interlocuteur au téléphone. Comme le note Emmanuelle André et Dork Zabunyan, le téléphone au cinéma est pris,

« (…) dans une dialectique qui est simple à formuler –une personne entend son interlocuteur sans le voir – la conversation téléphonique n’a cessé de nourrir les formes cinématographiques et de relancer l’articulation entre ses composants sur un mode disjonctif : le son et l’image, le visible et l’invisible, l’audible et l’inaudible, le lu et le voir, etc. » (2013, p.8)

Et, quand bien même il permet la visiophonie, la majorité des conversations avec le smartphone font persister cette dualité entre l’audible et l’invisible 2 Il est ainsi intéressant de constater que peu de représentations du smartphone au cinéma, à notre connaissance, mobilisent la visiophonie préférant le pouvoir évocateur de la voix, ce qui lui permet dans un même mouvement de préserver son monopole sur l’image. .

C’est par ailleurs cela qui lui permet de se placer dans la lignée horrifique des thrillers téléphoniques : de Sorry Wrong Number ! (1948) d’Anatole Litvak à Compliance (2012) de Craig Zobel en passant par la série des Scream de Wes Craven. Dans tous ces cas, une voix anonyme est à l’autre bout du fil qui n’apparaît pas à l’image, favorisant ainsi suspens et paranoïa, ainsi que le démontre brillamment Crane dans « Projections and Intersections: Paranoid Textuality in Sorry, Wrong Number (2002). Mais la voix n’est pas seule évocatrice de l’interlocuteur absent. La trilogie japonaise One Missed Call repose également sur le pouvoir horrifique d’une pure altérité désincarnée mais qui s’exprime par l’intermédiaire du téléphone portable. Ainsi, dans le premier opus, une mystérieuse vague d'accidents ensanglante le Japon, dont chaque nouvelle victime reçoit un message provenant de son propre portable et dans lequel elle peut entendre ses derniers instants. Les films subséquents tiendront compte des perfectionnements apportés aux téléphones portables. Dans le premier épisode (Takashi Miike, 2003), la malédiction se transmettait par simple message vocal, dans le deuxième volet (Renpei Tsukamoto, 2005) c'est par visiophone que la malédiction s’exprimait. Enfin, le troisième opus (Manabu Asou, 2006) explorait l'usage du courriel pour téléphones mobiles. Les intrigues de ces films reposent toutes sur la défamiliarisation de cet objet ordinaire et quotidien qu’est le téléphone portable, objet qui cause leurs tourments en même temps qu’il permet parfois de les en sauver. Un tel scénario se retrouvait déjà dans Sorry, Wrong Number où la protagoniste hypocondriaque, cloîtrée chez elle, essaye de contacter son mari au travail et entend par mégarde une conversation téléphonique au sujet d'un complot d'assassinat dont elle commence à se douter qu'elle sera la victime. Crane, dans son article (2002), révèle à quel point le téléphone lui-même passe d’instrument de communication et de sécurité à celui d’investigation pour devenir finalement agent de paranoïa et de peur. Sans l’entremise du téléphone, Leonora Stevenson, l’héroïne de Sorry, Wrong Number, n’aurait ni pris connaissance du complot, ni n’aurait pu le déjouer.

2 - La mobilité

Tous les téléphones en tant que moyens de communication vocale forgent une altérité absente. Qu’ils soient connectés ou non ne change rien. Mais le smartphone possède des caractéristiques idoines qui le distingue fondamentalement du téléphone filaire et qui modifient de manière fondamentale ses représentations à l’écran. La première d’entre elle, en accord avec l’histoire des évolutions technologiques, a trait à la perte de ce cordon, quasi ombilical, qui l’amarrait à un seul lieu et qui transforme le téléphone en mobile.

« Tu es où ? ». Ainsi débutent beaucoup de nos conversations téléphoniques, témoignant de sa mobilité. Quand on appelle un interlocuteur sur un fixe la question ne se pose pas, le téléphone fixe appartient à un espace bien défini, celui intime du domicile ou du bureau. Le portable brouille ainsi les pistes du dehors et du dedans et la question de la localisation est devenue un des enjeux majeurs de nos conversations. Le portable ajoute à l’ignorance a priori de l’identité de l’interlocuteur (en cas de numéro inconnu), l’ignorance de son lieu d’appel. Comme le note justement Zabunyan et André :

« Le besoin impérieux de connaître la position de la personne qui nous appelle accompagne en ce sens tout échange téléphonique, preuve que nous ne supportons pas de parler à un être que nous ne voyons pas sans savoir où il se trouve physiquement. » (2013, p. 59)

Le téléphone mobile inaugure ainsi la capacité de l'utilisateur à s'affranchir des contraintes d'un téléphone fixe et à communiquer non seulement dans des espaces nouveaux et variés, mais également en parcourant ces espaces. La relation spatiale et temporelle unique établie par le téléphone, dans laquelle les personnages peuvent communiquer instantanément entre des espaces discrets, est au cœur de l'essai de Gunning « Heard Over the Phone: The Lonely Villa and the de Lorde Tradition of the Terrors of Technology » (1991). S’il note que les technologies inventées au début du cinéma affectaient les structures de la vie moderne de la même manière qu’elles permettaient des structures plus complexes dans la fiction, il semble judicieux de nous demander à quelle point cette mobilité modifie également en retour nos structures de vies actuelles comme celles des fictions cinématographiques.

La mobilité et la portabilité du téléphone en font un compagnon permanent pour ne pas dire une prothèse. Dans les poches de nos pantalons, sur nos tables de nuit et dans nos sacs à main, il peut sonner partout et à tout moment. Ainsi, Alan Cowan personnage de Carnage (2011) de Roman Polanski, joué par Christophe Waltz, peut être interrompu à plusieurs reprises par son téléphone pour des conversations professionnelles lors de la rencontre avec les parents de l’enfant que son fils a molesté. Ce qui ne manquera pas d’irriter le couple qui le reçoit (les Longstreet), comme d’énerver sa femme, au point que le téléphone finira noyé dans un vase Capture d’écran de Carnage (2011) de Roman Polanski.. Si le téléphone ici contrevient à la communication au sein du couple d’Alan Cowan comme avec les Longstreet, il s’avère également un moteur narratif et un révélateur de la psychologie des personnages, nous y reviendrons.

Steven Putsay dans Cell Phones and Cinema ; Filmic Representations of Mobile Phone Technology and New Agency (2007) note que la mobilité du téléphone contemporain lui permet une plus grande agentivité que son prédécesseur le téléphone fixe. Cellular (2004) manifeste cela de manière exemplaire. Dans le film de David Ellis, Jessica Martin, jouée par Kim Basinger, est retenue en otage. Elle n’a comme lien vers l’extérieur qu’un téléphone fixe que les ravisseurs pensent avoir détruit. Elle parvient néanmoins à composer un numéro en trafiquant les câbles du téléphone, celui d’un inconnu, Ryan, qui tentera de lui venir en aide Bande d'annonce du film Cellular (2004) de David Ellis..

Le film opère dès ses premières minutes une mise en perspective technologique de la téléphonie : entre l’antique téléphone fixe à cadran rotatif suspendu à une poutre du grenier et le téléphone cellulaire dernier cri de Ryan dont il vante les mérites à son ami dès sa première apparition à l’écran. Le héros du film est alors clairement identifié, dans cette scène d’ouverture comme dans le titre même du film : c’est le cellulaire. Si Jessica est séquestrée, tenue à résidence par ses ravisseurs comme par la fixité du téléphone à sa disposition, Ryan quant à lui est extrêmement mobile. Ce dernier reçoit l’appel de Jessica alors qu’il est au volant de sa jeep, et tout l’enjeu du film sera pour lui de conserver le contact avec Jessica en même temps que sa mobilité. La conversation perdurera durant la majeure partie du film quasi sans interruption mais au prix d’une pluralité d’obstacles à franchir pour Ryan : courses poursuite en voiture, passage de tunnel, brouillage du réseau par un autre appel téléphonique, problèmes de réception et batterie vide : à ce titre, le film d’Ellis est exhaustif. Toutes ces péripéties sont dépendantes de la mobilité de son téléphone par contraste avec celui de Jessica, ce qui lui procure l’agentivité notée par Putsay, celle-là même qui lui permettra non seulement de répondre à l’appel de Jessica mais aussi de la sauver, elle et sa famille, des policiers corrompus qui sont à leur poursuite. Le téléphone mobile lui permet de s’ajuster à chaque étape de l’intrigue.

Cellular a ainsi recours au téléphone filaire pour mieux montrer par contraste la domination technologique, sinon narrative, du téléphone mobile.

3 - L’écriture

Le téléphone portable est une machine à entendre et parler mais aussi depuis 1994 et le développement de la messagerie texte grand public inauguré par la commercialisation du Nokia 2010, il est une machine à écrire et lire ce qui rompt avec les pratiques téléphoniques du filaire marquées par l’oralité. Comme le remarque Lise Renaud dans « Téléphone mobile et écriture : figures de la ré-novation »:

« C’est en affichant les activités d’écriture et de lecture comme fonction première que le mobile a pu s’anoblir en smartphone, et être actuellement promu en un objet intelligent. » (2012, p.56)

Toutefois, contrairement au traitement de texte, le message texte ne s’inscrit pas dans la continuité sémiotique et symbolique du livre imprimé, il propose même une écriture désacralisée, basée sur une syntaxe minimaliste et oralisée, des abréviations, et toutes les fautes de frappes et d’orthographe qu’elle autorise. Les séries télévisées, de Sherlock à House of Cards en passant par les multiples séries adolescentes comme Pretty Little Liars, regorgent de ses apparitions de sms à l’écran et le cinéma n’est pas en reste. Le sms à l’écran pose de nombreuses questions représentationnelles et l’on peut noter une évolution de ses représentations. Dans Catfish (2010) un documentaire de Henry Joost et Ariel Schulman, ou Bird People (2014) de Pascale Ferran, les protagonistes lisent à voix haute les textos qu’ils reçoivent, procédé efficace mais contre-intuitif –en effet, personne ne lit ses messages à voix haute– et qui efface l’écriture propre au sms. D’autres films comme The Departed (2006) de Scorcese vont filmer le message texte tel qu’il est diffusé sur l’écran de téléphone, c'est-à-dire dans son contexte médiatique grâce à des gros plans Capture d’écran de The Departed (2006) de Martin Scorcese, mettant en valeur la petitesse de l’appareil et donc sa discrétion et sa portabilité sur lesquels repose l’intrigue, voire de très gros plans Capture d’écran de The Departed (2006) de Martin Scorcese, lesquels permettent d’apprécier la qualité toute pixellisée de l’écran de portable.

The Departed se déroule à Boston où une lutte sans merci oppose la police à la mafia irlandaise dirigée par Frank Costello. Costello enrôle dès l’enfance Colin Sullivan (Matt Damon) qui infiltre la police d’État du Massachusetts, plus précisément l'unité spéciale chargée de lutter contre le crime organisé qui cherche depuis des années à boucler Costello. Dans le même temps, l'unité chargée des infiltrations repère Billy Costigan (Leonardo Di Caprio) fraîchement sorti lui aussi de l’école de police. Ce-dernier compte beaucoup de truands parmi les membres de sa famille, le capitaine Queenan voit en lui l’occasion d'infiltrer le gang de Costello. Nous avons donc deux infiltrés qui seront aidés dans leurs tâches par ce nouvel adjuvant qu’est le téléphone mobile, un allier de taille pour préserver leur double identité comme pour communiquer en toute discrétion.

Dans cette scène exemplaire Extrait de The Departed (2006) de Martin Scorcese, il s’agit autant de lire les mots à l’écran que « d’être attentif à la surface sur laquelle ils paraissent » pour reprendre Zabunyan et André (2009) : grain de l’image, luminosité, effets chromatiques.

Le SMS de par sa discrétion et sa rapidité d’exécution –on sera admiratif de la dextérité de Sullivan qui parvient à écrire et envoyer un texto du fond de sa poche– est un mode de communication de choix pour les deux protagonistes. Ici encore le mobile leur permet une agentivité inédite par rapport au téléphone filaire. Scorcese la met notamment en scène en insérant, par l‘intermédiaire d’un fondu enchaîné, la caméra dans la poche de Sullivan qui est coincé entre deux de ses collègues policiers et regarde nerveusement autour de lui. Le spectateur peut alors admirer en insert sa capacité à se mouvoir à l’aveugle dans l’interface de l’appareil. Le pouce de Sullivan pianote nous rappelant les mots de Roland Barthes « L’écriture, c’est la main, c’est donc le corps : ses pulsions, ses contrôles, ses rythmes, ses pensées, ses glissements, ses complications, ses fuites » (1995, p.73). Et le corps de Sullivan est tout en dualité : entre ce pouce qui s’agite en secret et son visage qui essaie de donner le change à ceux qui l’entourent.

Le montage fait se juxtaposer l’intérieur et l’extérieur de la poche, soit deux espaces : un ouvert, l’autre caché, à l’image de la double vie du personnage. On notera également que la lumière bleue de l’écran de téléphone fait écho dans la scène à celle de l’écran des moniteurs de vidéosurveillance à travers lesquels Sullivan voit ses partenaires secrets évoluer. Le message texte envoyé, il se retrouve lui aussi spectateur de l’action. Le changement de plan entre ce que l’on voit sur le moniteur et l’arrivée de Costello l’évoque clairement. C’est désormais à ce nouveau dispositif écranique que Sullivan consacre son attention, le seul qui fasse lien avec sa communauté une fois le téléphone fermé Extrait de The Departed (2006) de Martin Scorcese.

Par ailleurs, un éclairage bleuté caractérisera toute la scène de rencontre entre Costello et les chinois. En miroir de la scène précédemment étudiée, cette scène montre Billy Costigan qui envoie aussi un message texte à son supérieur pour le prévenir Extrait de The Departed (2006) de Martin Scorcese. On observera une même furtivité, le même écran bleu qui éclaire leur dualité.

Les messages textes envoyés par Costigan et Sullivan sont pour le moins minimalistes : l’un se résume à deux mots « no phones », l’autre à un seul signe graphique. Ces messages courts sont immédiatement et rapidement lisibles par le spectateur à même l’écran représenté. Ils figurent dans des plans succincts et efficaces qui ne rompent pas avec la vivacité du montage des scènes dans lesquelles ils sont insérés. Le fait que l’écran de téléphone contextualise le message permet aussi de le construire comme un personnage à part entière, si ce n’est une altérité, puisqu’il fait l’objet de multiples champs contre champ. Par ce minimalisme des messages textes, Scorcese évite aussi l’écueil qui consiste à utiliser des plans fixes et longs de manière à laisser le temps aux spectateurs de lire le texte à l’écran, écueil dans lequel tombent bien des séries –pensons ici à Pretty Little Liars ou un film comme Men Women and Children. C’est par ailleurs pour contourner le problème de ces gros plans sur les téléphones qui constituent des scènes chères à tourner, que bien des films et séries ont opté pour l’incrustation en post-production des messages dans l’image, soit dans des bulles bien délimitées comme dans Sex Drive (2010) Capture d’écran de Sex Drive (2010) de Sean Anders., The Fault in our Stars (2014) Capture d’écran de The Fault in our Star (2014) de Josh Boone. ou encore Non-Stop (2014) Capture d’écran de Non-stop (2014) de Jaume Collet-Serra., soit sans cadre à mesure que cette pratique s’est développée comme dans Disconnect (2012) Capture d’écran de Disconnect (2012) de Henry Alex Rubin. ou Trust (2010)Capture d’écran de Trust (2010) de David Schwimmer.. Cette technique possède de plus, l’avantage d’éviter les champs contre champs et de filmer la réaction du personnage à la lecture du message dans un même plan. Par ailleurs, le spectateur découvre le texte en même temps que le personnage.

4 - La connectivité à Internet

En 2018, 54% de la population de la terre est connectée à Internet et il y a plus de trois milliards d’utilisateurs de réseaux sociaux dans le monde (Coëffé, 2018). Selon le baromètre du numérique 2017, en France, le téléphone mobile est le terminal le plus utilisé pour se connecter à Internet (42%), devançant l’ordinateur (38%) ou la tablette (7%) (L’Arcep, le CGE, l'Agence du numérique 2017). La connexion à Internet est ainsi l’une des fonctionnalités les plus utilisées de nos smartphones, elle semble donc ne pas pouvoir, elle aussi, échapper aux représentations cinématographiques.

Maureen, l’héroïne de Personal Shopper (2016) d’Olivier Assayas, a ainsi ponctuellement recours à des recherches sur Internet. Celle-ci revient de la maison de son frère où elle a passé la nuit à essayer de rentrer en contact avec son esprit, quand elle apprend l’existence de l’artiste hollandaise Hilma Arf Klint (1862-1944) par une amie. Elle effectue alors des recherches sur Google à son sujet Extrait de Personal Shopper (2016) d’Olivier Assayas.. La caméra filme alors l’écran de son téléphone en gros plan et en contexte de mobilité puisque Maureen se trouve dans le métro. Elle montre d’abord sa navigation tactile sur Google Image et le déploiement en quadrillage de quelques-uns des tableaux de la peintre. L’entremise de la mise en page de Google a l’avantage de proposer au spectateur un visionnage rapide et synthétique du travail de l’artiste selon une interface qui lui est des plus familières. Le personnage partage avec le spectateur un même réflexe de mise en recherche.

« Voilà l’écran érigé en pôle-réflexe, en référentiel premier permettant d’avoir accès au monde, aux informations, aux images. Écran indispensable pour presque tout, écran incontournable. » (Lipotvesky, Serroy, 2007, p. 239)

Maureen visionnera par la suite sur YouTube une vidéo en norvégien consacrée à l’artiste. Il se trouve que cette dernière, reproduite au sein de l’écran de cinéma dans une version légèrement tronquée et remontée, se trouve effectivement sur YouTube et tout un chacun peut la consulter dans sa version complète Hilma af Klint: Abstrakt pionjär | Introduktion.

Plus tard, Maureen fera de nouveau une recherche sur Internet qui la conduira à une autre vidéo, cette fois sur Victor Hugo en exil à Jersey. Elle la regarde encore une fois à travers l’interface de son téléphone portable. Assayas nous propose ainsi une mise en abyme du film sur écran de téléphone dans le film sur écran de cinéma, ce qui nous permet de souligner que le smartphone est également un écran, ce qui implique, de fait, une dimension réflexive sur l’écranicité même du cinéma. L’écran de téléphone se distinguant de celui du cinéma par sa capacité à être connecté au réseau, cet espace ontologiquement hors-champ pour l’écran de cinéma Extrait de Personal Shopper (2016) d’Olivier Assayas..

Le film sur Hugo consulté par Maureen, n’existe pas hors de la diégèse. Le spectateur peut taper, à l’image de la protagoniste, « Jersey+ Hugo+ table tournante » sur Google, il ne tombera pas sur cette vidéo. Le film enchâssé s’ouvre sur une lecture d’un extrait des Contemplations, « Ce que dit la bouche d’ombre », lu par Benjamin Biolay qui joue Victor Hugo. La mise en abyme filmique se joue dans la diffusion de la vidéo selon une alternance de plans qui la montrent tour à tour dans le contexte de sa visualisation sur l’écran du téléphone ou de l’ordinateur portable de Maureen, donc interfacée, et plein écran, la vidéo alors encadrée par deux bandes noires latérales. Selon Denis Mellier,

« L’image vidéo, insérée sur un écran de cinéma, est toujours incongrue, visible, essentiellement hétérogène au support qui l’accueille. Neigeuse, le plus souvent en noir et blanc, comme dépigmentée, d’une texture, d’un format, ou d’un grain qui posent sa différence, l’image vidéo s’affiche dans le cinéma en tant qu’elle y introduit une nuance, une distinction.» (2002, p. 156)

Si l’image est ici on ne peut plus nette, la distinction se manifeste néanmoins par le recours à des bandes noires sur la vidéo plein écran ou par le dispositif de sa visualisation en contexte : le métro pour le téléphone portable, puis l’ordinateur posé sur le lit dans la chambre de Maureen qui l’écoute alors qu’elle s’habille dans la pièce d’à côté. Mobilité, pratique transmédia, écoute distraite sont le propre des usages médiatiques contemporains. L’hétérogénéité de la vidéo YouTube est ici magnifiée par la dynamique de contextualisation et de décontextualisation dont elle est l’objet. La vidéo joue d’un effet YouTube, de son appartenance fictive au réseau, en cela elle se met à distance de fiction et s’inscrit dans un régime spéculaire. Ce type de représentation peut, à l’instar de Natural Born Killers (1994) d’Oliver Stone qu’étudie Mellier dans l’essai cité précédemment, « servir l’argument du cinéma à l’instant où il cherche à postuler sa différence dans l’ère de la communication vidéo généralisée. »

« La seule représentation que l’on peut encore opposer à la communication généralisée, c’est un cinéma qui ne s’élabore qu’en étant capable de jouer de sa propre illusion, là où la reconnaissance de l’illusion médiatique par les médias eux-mêmes l’achèverait instantanément. » (Mellier 2002, p. 152)

En soulignant sa particularité écranique et ses capacités réflexives, le cinéma réaffirme son pouvoir de représentation, son aptitude à saisir les enjeux contemporains, à être connecté au monde hypermoderne à défaut de l’être directement à Internet.

5 - La captation

Les analyses précédentes des représentations des fonctionnalités du smartphone au cinéma ont permis de souligner la forte teneur réflexive de sa présence à l’écran. Et celle-ci se manifeste d’autant plus si l’on relève sa capacité à produire des images photographiques et vidéographiques. Le smartphone est, en plus d’une interface de diffusion, aussi une caméra.

Dans Clip (2013), premier long métrage d’une jeune cinéaste serbe, Mija Milos, le téléphone portable est central. Le film met en scène Jasna, 16 ans, qui vit dans une banlieue de Belgrade. Son père est mourant et sa mère est complètement dépassée par le comportement de sa fille. Au lycée, cette dernière préfère chahuter avec ses copines plutôt que d'étudier et elle passe ses soirées en discothèque, à boire, danser et prendre de la drogue. L’adolescente se filme constamment avec son téléphone portable, enregistrant des clips de sa vie. Elle tombe amoureuse de Djole, un garçon du lycée populaire et violent. Elle commence avec lui une relation aussi torride que destructrice Bande annonce de Clip (2013) de Mija Milos..

Ce film à la radicalité formelle et à la narrativité punk met en abyme l’action de filmer en usant, voire abusant, de différents registres d’images directes et crues, qui ne manquent pas de rappeler ceux de la pornographie que ces adolescents rejouent ad nauseam. Maja Milos montre du sexe explicite pour mieux dresser le tableau cru et réaliste d'une jeunesse qui a grandi entre portable et porno. Les images de la caméra du téléphone se substituent alors à celle de cinéma pour capter les ébats des deux jeunes amants, filmant en gros plans sexe en érection et pénétrations. Les images de Milos sont délibérément trash, laides, ce qui les désérotisent au profit d’une vision pornographique faite d’images volées qui finiront par circuler sur la toile parce qu’elles ont été conçues pour cela. La force de Milos est de n’émettre aucun jugement moral dans ce film behavioriste, montrant seulement l’addiction d’une jeune fille perdue, amoureuse d’un crétin abusif et qui croit que la seule manière d’être avec lui est sexuelle, la seule manière d’exister dans un monde ultra-connecté, est d’être sur les réseaux, quel qu’en soit la forme. Sa page Facebook, où se déroule une vie qu’elle romance, est pour elle un lieu d’affirmation identitaire quand sa vie IRL (In Real Life) est faite de désœuvrement, les sex tape, le moyen de céder à la pression de son compagnon, d’exprimer son attachement en même temps que sa révolte contre l’ordre parental et sociétal.

Comme l’exprime Jennifer Ouellette dans son essai Me, Myself and Why: Searching for the Science of Self (2014), les selfies et autres méthodes de représentation de soi par soi, fonctionnent dans l’ère numérique comme des « régulateurs de sentiments » qui continuent à alimenter le besoin psychologique d’élargir le savoir sur soi-même. Aussi destructive qu’elle semble être, c’est bien à cette quête que s’adonne Jasna dans Clip, exprimant ainsi un double élan à la fois narcissique et extime. Depuis les travaux du sociologue Serge Tisseron (2011) dans la lignée de Lacan, on sait que l’extimité est caractérisée par une tendance à dissoudre la membrane entre le privé et le public. Rappelons seulement que Tisseron inscrit cette extimité dans une dynamique de construction identitaire bien plus positive que l’exhibitionnisme :

« Il est pour nous le processus par lequel des fragments du soi intime sont proposés au regard d’autrui afin d’être validés. Il ne s’agit donc pas d’exhibitionnisme. L’exhibitionniste est un cabotin répétitif qui se complaît dans un rituel figé. Au contraire, le désir d’extimité est inséparable du désir de se rencontrer soi-même à travers l’autre et d’une prise de risques. » (2011, p. 84)

Cette prise de risque est plus ou moins poussée et l’intense Jasna choisira l’extrémisme. Réalisatrice également jusqu'au-boutiste, Milos semble mettre en scène les dérives idéologiques du « tout voir », comme de la pulsion scopique sur laquelle repose aussi le cinéma, s’appuyant sur l’impact de ces images provocatrices pour dévoiler la relation duelle et contradictoire qui existe entre intimité et extimité. En effet, si l’on a besoin d’intimité pour construire les fondations de l’estime de soi, celle-ci passe par le désir d’extimité. Prendre des photos et des vidéos, les montrer sur les réseaux sociaux, fait partie des jeux de séductions et des rituels de communication propre à la jeune génération, mais pas seulement. Comme le remarque Fontcuberta dans son introduction à Selfies d’ados,

« Les photos ne sont plus des souvenirs à garder, mais des messages à envoyer et à interchanger : les photos se transforment en gestes de communication à l’état pur et leur dimension pandémique obéit à un large spectre de motivations : utilitaires, célébrations, formelles, introspectives, séduisantes, érotiques, pornographiques... et même de transgression politique. » (2017, p. xi)

Ce que Fontcuberta note pour les photos reste vrai de toute vidéo prise par smartphone et aussitôt publiée. L’auto-captation (vidéo, selfie, etc.) permet de témoigner, je cite ici Sophie Limare, Yann Leroux et Jocelyn Lachance :

« (…) de sa présence dans un lieu, de son intégration dans un groupe de personnes, de partager son humeur ou son humour, de se présenter à l’autre, le plus souvent pour conjurer le sentiment d’un «égarement identitaire» qui touche nombre d’entre nous, mais le plus souvent des adolescents, confrontés à cette période intense de questionnement inhérente au devenir adulte. » (2017, p. 5)

Le selfie ou la prise de vidéo de soi, procèdent de pratiques individuelles en même temps qu’ils constituent des « médiateurs interactionnels » (Limare, Leroux, Lachance, 2017, p. 5). Au-delà du narcissisme facilement dénoncé, ces pratiques impliquent des mécanismes de construction identitaire, de constructions de liens sociaux en même temps qu’un travail d’appropriation du monde qui se joue à travers ces nouvelles formes d’écriture de soi. Le film de Milos semble illustrer et peut être réactualiser en mode trash, la pensée du philosophe Georges Berkeley qui affirmait déjà en 1710 qu’« être c’est être perçu ou percevoir ». Comme l’explique Sophie Limare :

« Le sentiment identitaire étant ontologiquement assujetti à l’acte de voir, le selfie [et nous ajouterions toute auto-captation vidéo], qui consiste à être vu en train de (se) voir, semble conjurer provisoirement le sentiment d’égarement identitaire auquel nous sommes a priori condamnés. Se photographier soi-même, tout en percevant immédiatement le résultat de ce décentrement du regard, revient à compenser « iconiquement » l’impossibilité physique et temporelle de se mettre à la place de celui qui nous observe. Est-il surprenant que les adolescents, confrontés à une intense métamorphose de leur corps, et par là même à une forte indétermination identitaire, soient tentés par la pratique du selfie qui leur permet de visualiser et de s’approprier ces changements ?» (Limare, Leroux, Lachance, 2017, p. 12)

L’expérience identitaire médiatisée de Jesna, telle qu’elle est exposée par Milos, s’inscrit dans une dimension naturellement spéculaire. Vidéaste amateur et spectateur de cinéma finalement ne diffèrent que par les médias qui les font accéder à l’intimité, la leur ou celle d’autrui, au monde réel ou fictionnel, mais ce que voit l’œil, ce que désir l’œil, ce dont il se repaît dans les exhibitions du corps, est bien identique.

6 - Mémoire et données

La dernière caractéristique des smartphones est d’avoir de la mémoire. En effet nos téléphones sont désormais de véritables disques-durs qui permettent d’enregistrer de grandes quantités de données. Zabunyan et André l’ont démontré, les téléphones filaires étaient déjà des dispositifs de surveillance,

« Le téléphone est bien cet instrument de la surveillance, panoptique et « de tous les instants » car il est gouverné par un principe de commutation qui suppose une écoute différée sur un principe de visibilité et impose une économie politique du geste.» (2013, p.19)

Ceci étant, il nous semble que les smartphones vont résolument un cran plus loin, en gardant la trace systématique de nos journaux d’appels, en contenant tous nos contacts, nos messages, nos mails, notre agenda, nos photos, en conservant l’historique de nos navigations, en mémorisant nos mots de passes, nos numéros de carte bancaire, etc. La mémoire de nos téléphones recèle de données personnelles qui en font un dispositif des plus panoptiques.

Le smartphone est un appareil individuel, personnalisable ce qui en fait un témoin intime de nos vies. Un témoin qui paradoxalement peut être utilisé dans des lieux publics, il appartient donc à une sorte d’espace flottant qui le rapproche alors d’autant plus de l’espace construit par le dispositif de la salle de cinéma où le spectateur est à la fois dans une position privilégiée avec l’écran, dans cette obscurité qui l’isole, et en public. Le spectateur de cinéma, à l’instar du voyeur, est passif, tapis dans l’ombre. Il observe, anonyme, celles et ceux qui, contrairement à lui, sont dans la lumière, celle de l’écran. Il observe leur vie comme le téléphone est témoin des nôtres. Téléphones et spectateurs au cinéma sont résolument intrusifs. Ce caractère intrusif est au cœur du huis-clos de Fred Cavayé, Le Jeu (2018), où l’on observe une bande d’amis se déliter le temps d’un dîner. Chaque couple présent accepte de poser son téléphone portable au milieu de la table et de partager avec les convives chaque appel, chaque message texte, mail ou notification en provenance des réseaux sociaux. Très vite, le dîner tourne mal, chacun ayant des secrets que leurs téléphones trahiront. Dans ce vaudeville contemporain, le coup de téléphone devient coup de théâtre et le récit de l’adultère trouve dans le téléphone de nouvelles ressources dramatiques. Ce dernier y apparaît comme une fenêtre grande ouverte sur les individus et leur identité.

« Les êtres humains pourraient être caractérisés comme des « animaux-à-fenêtres », attendu qu’entre le monde et le sujet il y a toujours quelque chose qui opère une médiation ; pas tellement, en soi, un médium, mais quelque chose qui connecte toutes ces choses extérieures, et nous.» (Teyssot, 2010)

Comme le remarque Georges Teyssot, bien des choses ont été nos fenêtres: les peintures, les photographies et bien entendu les écrans de nos téléphones portables. Tous « nous aident à nous relier au monde dans lequel nous sommes constamment immergés » (Teyssot, 2010). C’est pour cela qu’ils peuvent devenir des lieux d’intimité.

Ce statut de fenêtre sur les données qui témoignent de notre existence, est également ce sur quoi repose l’usage du téléphone dans The Departed. Un peu avant la fin du film, le capitaine Queenan meurt assassiné par la bande de Costello. Sullivan récupère alors son téléphone portable, lequel contient dans son journal d’appel le numéro de Billy Costigan. Il possède donc désormais un moyen direct pour contacter et identifier son adversaire.

Tout l’enjeu du film était de garder ces identités secrètes dont le téléphone était le témoin privilégié. Il faut noter que Costigan possède deux téléphones, un gris qui lui permet de contacter Queenan, l’autre rouge, symbole de violence, pour joindre Costello Capture d’écran de The Departed (2006) de Martin Scorcese.. Les téléphones incarnent ici la dualité en même temps que la nécessaire séparation de son identité. Sullivan est dans la même situation et se doit de conserver ce dualisme. Ainsi, dans la scène analysée précédemment Extrait de The Departed (2006) de Martin Scorcese, quand il appelle Costello pour le prévenir que l’échange avec les chinois est surveillé par la police qui les géolocalise grâce à leurs téléphones, il feint devant Queenan de parler à son père. Cette scène joue sur la connivence avec le spectateur qui seul connaît la véritable identité de l’interlocuteur, comme de Sullivan, il est le seul à saisir le jeu de dupe qu’autorise le téléphone portable.

Pour poursuivre sur la capacité du téléphone à donner des informations sur son détenteur, il faut relever que la fonction de géolocalisation est reine dans la mesure où elle construit elle aussi l’appareil en dispositif de surveillance. Là encore The Departed est exemplaire Extrait de The Departed (2006) de Martin Scorcese. Dans cette scène le montage vif permet de montrer comment le téléphone se fait mouchard de la présence effective d’une taupe parmi les partenaires de Costello. Les policiers cherchaient à suivre Costello et son équipe en localisant les signaux émis par leurs téléphones, mais nous savons que Sullivan les a prévenus, ils sont donc tous censés être éteints. Or, un téléphone reste allumé, dont le signal prouve l’existence d’un infiltré. L’agent en charge du moniteur déclare « there is still one phone on ? ». On entend ces mots alors que Sullivan est à l’image et sa réaction ne se fait pas attendre : « where ? ». L’enjeu est bien celui de la localisation : changement de plan, gros plan sur l’ordinateur puis insert sur son écran où s’allume un unique point rouge, rouge comme son téléphone. Un point que le spectateur sait désigner Costigan. Contre-champ sur le visage de Sullivan. Un raccord sonore, le bip d’un téléphone nous fait passer sur un plan de Queenan dans lequel on ne manque pas de voir Sullivan à l’arrière-plan. Changement de plan. Plan rapide et rapproché de Sullivan qui permet de construire la tension entre le personnage et le téléphone. Puis la caméra filme en contre-plongée Queenan qui regarde discrètement son téléphone, la lumière de l’écran illisible se reflétant dans chacun des verres de ses lunettes, lumière dédoublée comme le jeu qui se joue dans la scène. Par ailleurs, Sullivan est toujours dans l’angle droit du plan, aux aguets. Nous l’observons à travers l’écran de cinéma, observer Queenan qui regarde son écran de téléphone. Les regards ricochent ainsi jusqu’au catalyseur de la tension : l’écran du téléphone dont le contenu restera invisible aux yeux de Sullivan, mais non à ceux du spectateur, puisqu’un changement de plan nous dirige fugacement vers Sullivan dans la pénombre bleutée de l’usine désaffectée dans laquelle il se trouve. Cut. Insert sur l’écran de Costigan où apparaît le signe « dollar », aussitôt envoyé. Changement de plan. Queenan referme son téléphone et annonce que la vente est en train de se faire. Sullivan est cette fois au centre de l’arrière-plan. Plan rapproché et rapide sur Sullivan. Retour rapide sur Costigan qui referme également son téléphone. Insert court sur le moniteur de géolocalisation où le point rouge disparaît. On pourrait noter ici l’incongruité temporelle de cette scène qui consiste à montrer Costigan en train d’écrire et d’envoyer le message après que le téléphone de Queenan ait sonné. Néanmoins l’important n’est pas là, L’important est de montrer comment le téléphone se fait témoin de l’existence de Costigan, de sa présence fourbe dans les rangs de Costello, que ses fonctions sont à double tranchant pour les protagonistes, duelles à leur image. Le téléphone est tour à tour adjuvant et antagoniste, dans tous les cas panoptique, c'est-à-dire un point d’observation, une fenêtre disions-nous à travers laquelle tout est observable.

Conclusion: Valeur ontophanique du téléphone au cinéma

Par l’entremise de nos smartphones est désormais observable ce qui est de l’ordre de l’intime, est audible ce qui est invisible, est visible par la visiophonie ce qui est le plus éloigné, est à portée de clic l’étendu du Web : tout cela nous l‘avons toujours sous la main. Ce parcours parmi quelques représentations du smartphone au cinéma a montré à quel point les téléphones sont avant tout des vecteurs du monde, les vecteurs d’une réalité dont l’existence est conditionnée par la médiation technique mais aussi ajouterions nous artistique, et plus précisément ici cinématographique. Embrasser le réel dans sa totalité, rendre visible l’imperceptible à soi, tels sont les enjeux du téléphone comme du cinéma. Ces dispositifs techniques sont des « machines philosophiques », des « matrices ontophaniques » comme le sont tous les écrans y compris ceux de nos téléphones portables et de cinéma. Pour reprendre les termes de Stéphane Vial,

« (…) c’est-à-dire des conditions de possibilité du réel ou mieux, des générateurs de réalité. C’est ce que nous appelons des « matrices ontophaniques », c’est-à-dire des structures à priori de la perception, historiquement datées et culturellement variables. » (2013, p. 23)

En effet, les techniques ont toujours conditionné notre rapport phénoménologique au monde (Vial 2012, p. 24). Comme l’a très justement analysé Peter Sloterdijk (2000), dans la lignée philosophique duquel se place Vial, l’être est une poièsis : exister est le résultat d’une fabrication. Les smartphones sont « les nouveaux dispositifs phénoménotechniques à partir desquels le monde d’aujourd’hui nous apparaît » (Vial, 2013, p. 150), les interfaces privilégiées de nos échanges, une fenêtre ouverte sur cet espace indéfini qu’est internet. Et, à ce titre, ils ne peuvent rester dans le hors champ du cinéma.

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