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D’une boucle l’autre, TikTok et l’algo-ritournelle: performer entre rage et ennui en temps de pandémie

Laurence Allard

D’une boucle l’autre, TikTok et l’algo-ritournelle: performer entre rage et ennui en temps de pandémie

Laurence Allard

Parmi la panoplie des applications pour smartphone qui se sont succédées depuis l’apparition de ce contenu typique de la culture mobile (Allard, 2010), nous proposons dans cet article de rédiger un point d’étape au sujet d’une application qui, entre les années 2014-2020, aura vu la popularité de ses usages s’accroître, notamment durant la période de la pandémie de Covid-19 durant l’année 2020 et notoirement au moment de l’épisode de confinement du printemps 2020 en France ou du couvre-feu automnal. Dans le cadre de notre travail de recherche mené de longue date autour du numérique, nous déplierons l’hypothèse du smartphone comme « caméra-stylo » au sujet de ces « mobtextes » que constituent les boucles audio-vidéo produites et vues via l’application TikTok. Les propriétés formelles conditionnées par les fonctionnalités de l’application favorisent des usages mimétiques orchestrés également par l’algorithme et les critères d’éditorialisation comme nous le verrons. À la façon d’une ritournelle suivant la définition qu’en donnent Gilles Deleuze et Felix Guattari dans Milles Plateaux (1980), la boucle TikTok popularise des musiques et des gestes mais désormais aussi des slogans et des causes. La politisation des usages de cette application dans le contexte de la pandémie lui a également conféré le statut d’une scène où se performe l’agir protestataire contemporain de corps à chœurs comme l’éclairage par l’esthétique pragmatique nous le suggère. 1 Cet article se base à la fois sur une méthodologie d’analyse de corpus délimité autour des mots-clés liés à #confinement et #BLM du 17 mars 2020 au 6 décembre 2020 ainsi que sur un travail de commentaire qualitatif autour d’un sondage YouGov (novembre 2020) supposant des interactions avec la direction communication TikTok France et des créateurs. Un corpus de rapports marketing a également été utilisé dans les analyses.

I - Anatomie d’un TikTok

Afin de ne pas abonder dans une prose présentiste qui instituerait TikTok au commencement du tout de la culture mobile, il importe tout d’abord de la situer dans un écosystème applicatif. Ensuite, il est opportun d’analyser les différents éléments qui composent une boucle audio-vidéo typique de l’application, dont la maîtrise suppose une belle virtuosité.

1- Quand TikTok s’appelait Musical.ly qui n’était pas Vine : un cadre socio-technique juvénile

Parler de TikTok suppose également de mentionner deux autres applications qui l’ont précédée. La première d’entre elles est Musical.ly qui a socialisé auprès des plus jeunes des « musers » c’est-à-dire des d’utilisateur.trices qui excellaient dans l’exercice d’un karaoké chorégraphique sur des extraits musicaux ou sonores sous la forme de boucles vidéos de quinze secondes. Musical.ly a été lancée en 2014, est arrivée en France en 2015 pour être rachetée par ByteDanse en 2017, forte de 100 millions d’abonnés et fusionner avec l’application TikTok au catalogue de cette société basée à Pékin. En 2016, Musical.ly comptaient 28 millions de comptes en France et 12 millions de vidéos nouvelles produites par jour dans le monde 2 Sources : voir ici . Ce principe formel d’une très courte boucle visuelle et sonore 3 Sur Vine, la durée de la boucle aura été de six secondes. avait été proposé quelques années auparavant par Vine, application mobile de Twitter, qui entre 2012 et 2016, a hébergé notamment des créations humoristiques qui n’étaient pas sans rappeler les premiers gags du cinématographe (Allard, 2019). Depuis lors, l’application TikTok a connu 315 millions d’installations dans le premier trimestre 2020 pour devenir la première application après Facebook et son écosystème (WhatsApp, Instagram et Messenger). 4 Blog du modérateur, « Chiffres TikTok – 2020 », 30 septembre 2020 : Voir ici

2 - Le déconfinement de TikTok au printemps 2020

Du côté des publics de l’application, les données post-confinement de printemps laissent entrevoir une partie importante âgée de 13 à 17 ans (38,09 %), devant les 18-24 ans (36,85 %) et les 25-34 ans (19,99 %) avec un profil type d’utilisatrice d’une jeune fille âgée de 13 à 24 ans pour 51,34 % 5 Ibid., Blog du modérateur... . Pendant la période du confinement, l’application a élargi quantitativement son audience avec 65 millions de téléchargements dans le monde pour le seul mois de mars et l’une des applications les plus téléchargées pendant le confinement avec plus de 2 milliards de téléchargements partout dans le monde. Pour la France, après les records de téléchargements sur l’App Store & Google Play (deux fois plus de téléchargements au premier trimestre 2020), sont comptabilisés près de 11 millions d’utilisateurs actifs mensuel dont 57 % de femmes et 43 % d’hommes avec un temps d’usage moyen de 60 minutes par jour, une consultation s’élevant à 8 fois par jour et 5 milliards de vidéos sont consultées chaque mois. 6 "TikTok : le guide ultime pour les marques", VisiBrain, juillet 2020.

TikTok a également connu un élargissement de sa socio-démographie comme le signale l’arrivée des influenceurs trentenaires (Cyprien, Norman, Squeezie…) mais encore les hommes politiques dont Emmanuel Macron qui a investi TikTok à partir du 7 juillet 2020 avec une (longue) vidéo de félicitations des bacheliers « Si vous venez d’avoir votre Bac, ce message est pour vous ! #bac #bac2020 » ou Jean-Luc Mélenchon dès le lendemain avec une boucle vidéo et cette adresse utilisant une expression reconnaissable par les utilisateur.trices « Eh Macron ! Tu hors de ma vue » Mélenchon et le couvre-feu, 18/10/2020. À l’occasion de l’annonce du couvre-feu du 14 octobre 2020, Jean-Luc Mélanchon a réitéré sous la forme d’un petit sketch sur un air du rappeur Jul. Depuis lors, le Parti Communiste ou Marlène Schiappa et d’autres politiques sont entrés dans la boucle.

Une tendance à la maturité de l’audience de TikTok se trouve confirmée au plan des classes d’âge puisqu’en juillet 2020 désormais 31% des utilisateurs ont plus de 25 ans 7 Ibid., "Tik Tok : le guide ultime pour les marques"... . Cette maturité concerne également la teneur des contenus comme nous le verrons plus loin.

II - TikTok, mobtexte et algo-ritournelle

Dans le sillage de ces dispositifs faiseurs de boucles audiovisuelles sur smartphone, la promesse de l’usage de TikTok consiste à permettre de réaliser et partager de courtes vidéos de quinze à soixante secondes en format vertical grâce à des fonctionnalités de prise de vue, de montage ainsi qu’une sonorisation qui s’active dès l’ouverture de l’application. Comme le clame une étude marketing, « sur TikTok, pas besoin de manier des logiciels complexes ou onéreux pour réaliser de belles vidéos qui ne manqueront pas de buzzer, puisque tout est intégré à la plateforme » 8 Ibid., "Tik Tok : le guide ultime pour les marques"... . D’autres composantes doivent également être prises en compte pour enrichir la description des contenus réalisables au moyen de l’application. On peut ainsi lister une ample bibliothèque sonore avec de nombreuses catégorisations « Top 40 France », « Global Hits », « Rap Fire », « Comédie », « Sport », « Gaming », « Manga », « Films et séries », « Happy », « Sad Songs », « Famille » etc.) associée à des effets sonores vocaux (« robot », « hélium « , « écho », « mégaphone », « micro », « chipmunk » , « ondes sonores »…) , les effets visuels relevant de plusieurs catégories « tendance », « amusant », « mode », « selfies », « AR », « TTsmart » (sorte de petits jeux visuels), les filtres d’embellissement, les stickers, les emoji ainsi que les nuances typographiques auxquels on peut ajouter les vitesses d’enregistrement, l’ajustement des clips (outil de montage). Fonctionnalités dans l’espace de création.

Cette liste des matières d’expression à associer pour composer un contenu au moyen de cette application, rend compte de leur caractéristique plurimodale. La désignation de « vidéos » semble appauvrir la diversité sémiotique en présence. Inspirée par la dimension scripto-visuelle des contenus réalisés à l’aide de l’application Snapchat, qui a intronisé en son temps le standard de l’égoportrait vertical, nous avions émis l’hypothèse d’une « seconde visualité » (Allard, 2017) 9 Cette notion de "seconde visualité" s'inspire de l'hypothèse de la "seconde oralité" proposée par Walter Ong (1994) lors du passage de la tradition orale à l'imprimé. à l’œuvre afin de mieux décrire un « snap » qui s’avère d’une nature toute autre que l’image-icône ou même que l’image-indice.

1 - De la caméra-stylo au mobtexte

C’est pourquoi, notre hypothèse de travail concernant TikTok est de l’analyser comme un outil de création matriciel de la mobtextualité. Par « mobtexte », nous désignons une textualité typique de la culture mobile qui vient matérialiser pour le plus grand nombre ladite révolution numérique. Le mobtexte est réalisé depuis un smartphone, que nous préférons redéfinir comme une « caméra-stylo » suivant la métaphore d’Alexandre Astruc au sujet de l’outil d’écriture du cinéaste se revendiquant du cinéma d’auteur : « L’auteur écrit avec la caméra comme un écrivain avec son stylo » (Astruc, 1948, 1992, 327). Cette actualisation s’effectue dans le cadre de la bascule mobile de la révolution numérique. Dans cette perspective, ladite « révolution » peut être décrite comme une révolution de l’écrivance au sens de Roland Barthes comme « écriture au quotidien » (Barthes, Nadeau, 1980) qui se manifeste par un élargissement du cercle des scripteurs aux sujets minorés –les femmes pauvres dans le monde qui ont été premières utilisatrices du téléphone portable (Allard, 2010)– ainsi qu’aux sujets mineurs, tels les adolescent.es dont les paroles échappées des mobiles n’ont pas achevé de nous intriguer. Le smartphone, avec lequel les plus jeunes grandissent, ne peut plus être considéré plus longtemps comme considéré comme un simple écran. Il peut être décrit suivant la métaphore réactualisée de la « caméra-stylo ». Cet écran-caméra-stylo leur permet de composer par l'intermédiaire d'applications de messagerie sociale (Snapchat, Instagram ou TikTok), des contenus au sein desquels se mixent les signes et se créolisent des écritures (avec l’émoji notamment). Le corpus « mobtexte » (snap, stories, messages vocaux retranscrits, clip) se caractérise par une indifférenciation du texte, de l'image fixe (graphismes, stickers) ou animée (filtres animés, gif, boucle), est marqué par une association de mots-images (emoji) et un format vertical (plan à la première personne, cadrage conversationnel). Le sous-corpus constitué par les vidéos sonorisées de TikTok met en avant spécifiquement une création pilotée par la musique, qui devient un motif-clé dans la composition des boucles audio-scripto-visuelles. Ainsi, la bibliothèque de sons, les chansons populaires et autres catégories, suppose une sélection faite soit pour gestualiser à travers une chorégraphie soit pour doubler les paroles d’une chanson. C’est le cas, par exemple, du célèbre refrain « tu parles avec une Anissa » extrait d’une chanson de Wejdene, « Anissa » qui fut joué et rejoué pendant le confinement du printemps 2020 plus de 420 000 vidéos, et des centaines de millions de vues des vidéos aux tags associés (#anissa » ; #challengeanissa, etc.). Tags relatifs au tube TikTok du confinement saison 1 « Anissa »

2 - #challenge #duo : mimétisme et mème gestualisé sonifié

Ces agencements composites faits d'images-textes-sons circulent à travers les réseaux sociaux applicatifs mobiles par un écran-caméra-micro-stylo configurant un contexte social de création mais également de diffusion. L’appréhension théorique du mobtexte tiktokien doit ainsi être étendue à d’autres méta-données, telles que les tags mais également des données de contexte, telles que les challenge ou d’architexte (Genette, 1979), tels que les écrans partagés.

Tout d’abord, la fonctionnalité du split-screen pour favoriser des duos ou l’animation communautaire par des « challenge » contribuent à architecturer une logique sociale mimétique dans la création des boucles audio-scripto-visuelles de TikTok. La créativité se trouve ici accompagnée voire pilotée par la prothèse d’un « mème gestualisé sonifié », à l’instar des gifs abondamment usités dans les conversations numériques. Performer à deux dans ou à travers les écrans-stylo sur la base par exemple de chorégraphies partagées ou de scénographies pré-cadrées représente un nouvel avatar de la prose numérique consistant à remixer des contenus préexistants (Allard : 2016).

Différentes captures d’écran, prises pendant le premier confinement du printemps 2020 décidé en France, illustrent le processus mimétique à l’œuvre dans la création de ces contenus par les utlisateur.rices. Leur socio-démographie a été quelque peu réouverte durant cette période avec la découverte par des groupes professionnels tels que les soignants ou les parents et grands-parents 10 "Signe d’une transformation de la démographie de TikTok sur les derniers mois, de nouvelles communautés émergent ! Par exemple, le personnel soignant fait désormais partie des communautés présentes sur la plateforme ». Autre signe de ce changement démographique : la première génération de YouTubeurs, les « trentenaires », s’est mise massivement à essayer TikTok.", Ibid.,"Tik Tok : le guide ultime pour les marques"... . Il est possible d’émettre l’hypothèse qu’imiter une chorégraphie ou un sketch sur une chanson ou un son comme dans les captures d’écran ci-dessous, favorise l’entrée dans la danse d’un nouveau public créateur mais non virtuose de l’application. Les théoricien.nes de la culture numérique ont pointé la part du partage intersubjectif dans la viralité d’un mème (Jenkins et alli, 2013), contrairement à la thèse naturaliste de réplicateur culturel prônée par Richard Dawkins (1976), inventeur de la notion de mème prolongeant les théories de l’imitation de Gabriel Tarde et le définissant comme un élément culturel reconnaissable, reproduit et transmis par l'imitation du comportement d'un individu par d'autres individus. L’architexte TikTok présente une variante du partage mémètique à la fois au niveau des fonctionnalités mais également des usages. Sur TikTok, si l’on joue deux à deux en situation ou par deux écrans interposés, le résultat est de dédoubler le mème ainsi rejoué, qu’il s’agisse d’une chorégraphie ou d’un sketch. Duettistes du confinement ; saison 1.

Ce partage d’écran, démultiplicateur fonctionnel du mimétisme culturel, se trouve relever, en temps de pandémie, d’une portée symbolique de représentation d’un espace imaginaire où semble pouvoir être maintenu le lien social, amical, familial. L’épisode du couvre-feu, instauré le 17 octobre 2020, fournit de saisissants sous-corpus de ces duos à l’écran partagé, qui viennent interfacer de nouvelles propositions ludiques de challenge chorégraphique et autres jeux occupationnels d’une société confinée dans des cellules numériques interconnectées. Duos ludiques du couvre-feu, octobre 2020

3 - #foryou : tags pandémiques et algo-ritournelle

Le partage d’écran, fonctionnel ou symbolique, assure un premier niveau de socialisation à la fois au plan interne en mettant en scène différent.e.s protagonistes – meilleures copines, membres d’une même famille, collègues de travail – et au plan externe lors de la publication des boucles ainsi réalisées. Le partage de ces mobtextes qui, avant la pandémie, s’élevaient à 270 millions de vidéos créées par les utilisateur.trices français dont 10 millions de vidéos partagées et 248 hashtags challenges créés en France 11 Ibid., Blog du modérateur... , est indissociable de mots-clés qui achèvent la logique sociale mimétique caractérisant fortement cette application de création et diffusion de contenu.

La pandémie de Covid-19 a donné lieu à un univers de mots-clés spécifiques dont les carrefours taxinomiques sont #confinement et ses dérivés (#ennui, #resterchezsoi) puis #couvrefeu. À ce champ lexical attendu, un mot-clé inattendu a fait son apparition sur TikTok après avoir parcouru l’ensemble des réseaux sociaux de Twitter en 2013 à Snapchat en 2015, le tag #BLM qui a rallié dans les rues et les boucles des manifestants anti-racistes à l’échelle mondiale. Ainsi #BLM rassemble, depuis le 25 mai 2020, jour du meurtre de Richard Floyd par asphyxie à Minneapolis, jusqu’à début octobre 2020, plus de 3 millions de vidéos et 15 milliards de vues. Exemple de tags associés aux confinement et couvre-feu #BLM et ses tags associés

Associer le contenu créé à un ensemble de mots-clés lui assure une visibilisation démultipliée auprès de publics pluriels mais également l’enrichit discursivement puisque le choix d’un hashtag peut constituer un énoncé en soi notamment lorsqu’il renvoie à des communautés actives (Lgbtqia+) ou des événements militants (#14septembre). Le paysage de tags ou tagscape est un élément de l’identification des boucles pour les créateurs et leurs publics In fine, il va nourrir l’algorithme de l’application TikTok qui, avec le tag #foryou fournit une méta-boucle permettant de faire défiler sans fin ces boucles mobtextuelles à travers le geste interfacé du swipe, actionnant tel un dévidoir la circulation des boucles. Par défaut, un tag #foryou est, paramétré à la fois par les centres d’intérêts mais également par l’éditorialisation du community management mettant en avant les talents et les tendances jugés prometteurs. Chaque fil de boucles sur l’application semble singulier aux utilisateur.trices et les renferment efficacement sur les tags déjà familiers. La problématique « bulle de filtre informationnelle » repérée par Eli Pariser en 2011 s’applique de façon très littérale à TikTok. Mais elle se trouve aussi détournée par certains publics qui font remarquer que l’algorithme #foryou peut également architecturer un espace sécurisant pour des thématiques activistes pour les féministes ou Lgbtqia+ 12 Lors d’une table ronde en ligne le 3 décembre 2020 organisée autour d’une enquête par sondage sur les usages de TikTok, CamilleTeSigne (une jeune créatrice ayant « fait son coming out ») rapportait qu’elle ne voyait par certaines thématiques sur son fil TikTok et que pour être au courant, elle allait sur Twitter ». . Dans une application promouvant la logique mimétique de création par des challenges, des duos, le choix des mots-clés fait office de signature des contenus en les renommant pour les faire vivre dans les différents espaces de communication co-présents au sein de ce réseau social mobile.

En ce sens, l’application constitue un laboratoire pour qui souhaite étudier la culture algorithmique contemporaine. La notion de culture algorithmique, proposée en 2006 par Gallawoy et résumée par Striphas en 2015 par son double spectateur, « l’utilisateur et la machine », qui dicte désormais les processus de circulation, de tri et de classification, se trouve pleinement exemplifiée par l’application. L’entreprise justifie le #foryou comme un coût d’entrée moindre dans la découvrabilité des contenus : « Fait notable, contrairement à la majorité des applications réseaux sociaux, on peut utiliser l’application TikTok immédiatement, sans avoir besoin de créer de compte. Et dans tous les cas, la page For You enlève une barrière à l’entrée importante : pas besoin pour un nouvel utilisateur de trouver les bonnes personnes à suivre, sur TikTok, c’est secondaire ! ». 13 Ibid., "TikTok : le guide ultime pour les marques"...

Un tel algorithme auto-centré dans ses recommandations ne rend pas facile la recherche de contenus plus éloignés de vos centres d’intérêt, quand bien même l’application regorge de thématiques diversifiées loin de la caricature médiatique d’une scène juvénile et futile, comme par exemple le hashtag très populaire #LearnOnTikTok (avec un million de vidéos pour 10 milliards de vue) 14 Ibid., "TikTok : le guide ultime pour les marques"... ou encore #TikTokAcademy et autres tags liés à des activités d’apprentissage.

La dimension stratégique de cet algorithme, à la manière d’une boite noire pleine d’or, a été mise en avant lors du bannissement de l’application aux USA en août 2020 au « nom de l’urgence nationale ». Cette interdiction est survenue après qu’une action d’achat en ligne de places gratuites pour un meeting à Tusla de Donald Trump, dans le cadre de la campagne électorale, ait été diffusée sur TikTok auprès des fans de K-Pop, qui ne se sont pas rendus sur place laissant un grand vide dans la salle. Jeunes gens polis, certain.e.s ont livré leurs excuses « j’ai mon poisson rouge à nourrir », « je dois ramasser de la poussière chez moi » en boucle sur l’application. Le 14 septembre 2020 la firme Oracle a confirmé un accord avec ByteDanse surpassant la proposition rejetée de Microsoft et alors que la Chine mettait la pression sur la firme de Pékin pour ne pas vendre l’algorithme dans les projets d’accords 15 La Chine pourrait interdire à TikTok de vendre son algorithme. Voir ici . Le feuilleton diplomatique se clôturant le 19 septembre 2020 avec la validation de l’accord entre ByteDanse, Oracle et Walmart. Appel à achat de place pour le meeting de Trump à Tusla du 20 juin 2020.

L’algo-ritournelle proposée par l’application TikTok soulève les questionnements ouverts par le « tournant algorithmique de la culture » (William Urrichio, 2011) en termes notamment de pluralisme culturel. Comme le résume fort bien Beer cité dans l’ouvrage de Roberge et Seyfert (2016), les enjeux de la culture dépendante des algorithmes renvoient à « la visibilité de la culture et des formes particulières de culture qui trouvent algorithmiquement leur public. Ces systèmes façonnent les rencontres culturelles et les paysages culturels. Ils agissent aussi souvent et rendent le goût visible. La question qui se pose est celle de la puissance des algorithmes dans la culture et, plus précisément, de la puissance des algorithmes dans la formation des goûts et des préférences. » (Beer 2013, 97 cité in Roberge, Seyfert, 2016 : 9, traduction de l’auteure).

Des fonctionnalités aux méta-données en passant par l’algorithme, entre chorégraphies et sketches, la pandémie de Covid-19 se raconte, au jour le jour, au travers des usages expressifs de l’application formant un corpus de mobtextes particulièrement émouvants. Parmi les hypothèses de ce que je désigne par la « tiktokisation » des pratiques numériques durant le temps du confinement, c’est-à-dire la découverte des possibles (ré)-créatifs de l’application par des publics et pour des causes renouvelées, nous allons développer à présent deux notions explicatives convoquant la ritournelle et la soma-esthétique.

III - La ritournelle, structure formelle de la viralité pour une sale histoire qui se répète #BLM

Pour certain.es observateur.trices, l’irruption dans le fil de l’application TikTok de manifestations, marches ou performances dansées suite au meurtre de George Floyd a pu paraître surprenant. L’application de danse pour adolescentes est devenue une scène d’expressions en tout genre fédérée autour du tag #BLM. Écrire l’histoire de ce tag sur les réseaux sociaux mobiles, c’est égrener une longue suite répétitive de meurtres d’afro-américains, de violences policières racistes, d’émeutes et de manifestations.

1 - Un racisme systémique aux USA, un tag qui persiste et signe : #BLM de Twitter à TikTok

En 2013, le hashtag #BLM ou #BlackLivesMatter fait son apparition sur Twitter quand le vigile George Zimmerman est relaxé après avoir tué le jeune adolescent Trayvon Martin. Les militantes afro-américaines Alicia Garza, Patrisse Cullors et Opal Tometi appellent les afro-descendants vivant aux USA à partager des témoignages pour faire entendre que « la vie des noirs compte. » Du décès de Tami Rice, âgé de 12 ans, à Cleveland en 2014, puis de Michael Brown à Ferguson également en 2014 jusqu’à George Floyd en 2020, l’usage du tag #BLM s’est propagé tragiquement ces dernières années au travers des différents réseaux sociaux ou messageries sociales mobiles. Les manifestations de Ferguson ont été filmées dans les stories de Snapchat, que découvraient également certain.es journalistes curieux.euses des possibilités offertes par le Mojo (journalisme mobile). Ainsi, Casey Nestat s’est saisi du format pour informer du mouvement de protestation depuis le cœur de la foule. Casey Neistat rapportant les émeutes de Ferguson en 2014 sur Snapchat

En France, le hashtag est également repris à la suite du meurtre d’Adama Traoré donnant lieu à un mouvement « Justice pour Adama » qui organisera au sortir du confinement en France une grande manifestation de soutien aux protestataires de Minneapolis et de tous les USA. En 2020, les manifestations et les témoignages se racontent sur l’application TikTok popularisée à la faveur du confinement. Les journalistes français s’intéressent à ces boucles sonores, visuelles et textuelles et vont également investir l’application, à l’instar du quotidien Le Monde, qui avait rejoint Snapchat dès 2016. La vidéo sur le mouvement #BlackLivesMatter a été ainsi visionnée des centaines de millions de fois depuis le jour de sa parution le 16 juin 2020 16 "TikTok : la même information, de nouveaux codes", Le Monde, 18 juin 2020. Voir ici. La vidéo est à visionner ici . Le Monde sur Tik Tok à propos de #BLM, 16/06/2020

2 - TikTok, une ritournelle, entre territorialisation confinée et déterritorialisation cosmo-politique.

Une analyse approfondie des propriétés formelles de TikTok démontre que la rencontre entre une application bonne à performer et un mouvement politique puissant ne relève pas d’un hasard opportuniste 17 Même si l’activisme en ligne consiste historiquement à occuper tous les réseaux comme le préconisait le Critical Art Ensemble avec la notion de « médias tactiques » dont le slogan était « By any media necessary », cf. CAE, La désobéissance civile électronique et autres idées impopulaires, Paris : Editions de l’Eclat, 1994 ; cf. également la page consacrée à ce collectif pionnier dans le cadre de l’exposition « Soulèvements », 2016-2017, Musée du Jeu de Paume. Voir ici et en tout état de cause se révèle efficiente.

Nous avons vu donc qu’une logique d’imitation expressive permettait un faible coût d’entrée dans la création de contenus. Des contenus venant d’autres utilisateur.es décomplexé.es défilent au gré de cette méta-boucle que représente la fonctionnalité du swipe up, ce geste interfacé qui consiste à faire défiler les boucles de bas en haut, tel un carrousel à « images ». La saisie théorique de cette fonctionnalité, rendue célèbre par l’application Tinder, permettant d’aller « activement » découvrir des contenus mobtextuels est le plus souvent accomplie du côté des affect studies. Comme l’écrivent Camille Alloing et Julien Pierre, « swipper donne du rythme à nos navigations mais met également en mouvement ce qui nous affecte ou affecte les autres » (Alloing, Pierre, 2019 : 168). Dans le cas de TikTok, le swipe up peut se redéfinir comme une méta-boucle, rebouclant l’attention pour les boucles sonores et gestuelles qui composent le contenu de l’application. Ce geste fonctionnel de mise en boucle permet aux boucles elles-mêmes d’être visibles et audibles. Mettre en mouvement des sons et des images des danses ou des manifestations, c’est leur donner vie à l’aide de son propre corps, rejouer le même son, le même slogan assisté en cela par l’algorithme #foryou. S’y éprouvent alors autant d’expériences « soma-technologiques » dont l’addiction n’est pas l’unique clé d’interprétation - le tag « accro » étant cependant tout à fait représenté dans TikTok- quand bien même la finalité marketing est bien de fabriquer de l’attachement. 18 En version explicite «TikTok, c’est le cocktail parfait pour créer des mèmes Internet. L’application présente des vidéos dès le lancement en plein écran (page For You). Elle est présentée sous la forme d’un flux personnalisé que l’on peut « swiper » à l’infini, ce qui va inciter les utilisateurs à être ultra-créatifs et ultra-efficaces pour capter toute l’attention et récolter Likes, partages et abonnés. »,Ibid., "TikTok : le guide ultime pour les marques"...

Dans le sillage des études culturelles, ce sont les dimensions socio-politiques ambivalentes présentes dans ce type d’application qu’il s’agit de ne pas oblitérer. Si les boucles étiquetées #BLM sont vues et entendues, émettons l’hypothèse que tactiquement les militant.es et leurs sympathisant.es en postant des boucles sur l’application ont, intentionnellement ou non, détourné les fonctionnalités aliénantes en politique de la ritournelle, qui reprend, en partie, la formule de la répétition des Lois de l’imitation de Gabriel Tarde réinterprétée par Deleuze (1968). Opérer la répétition du différent c’est, donc, en quelque sorte « imiter l’invention » : imiter l’invention en falsifiant l’invention, en imitant les forces non formées de l’invention, voilà le point toujours naissant d’une nouvelle invention » (Ferraz, 2012).

Les manifestants marcheurs ou les protestataires scandant des slogans qui se sont associés à l’étiquette #BLM en postant sur l’application leurs boucles composent, nous semble-t-il, une « ritournelle » telle qu’elle est définie par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux (1980).

Dans des pages magnifiques consacrées à la « ritournelle », ils la décrivent ainsi, parmi toutes les descriptions imaginatives qu’ils inventent : « En un sens général, on appelle ritournelle tout ensemble de matières d'expression qui trace un territoire, et qui se développe en motifs territoriaux, en paysages territoriaux (il y a des ritournelles motrices, gestuelles, optiques, etc.) » (Deleuze, Guattari, 1980 : 61). Ainsi, « la machinerie de la ritournelle qui n’est pas la musique mais est le contenu proprement musical, le bloc de contenu propre à la musique. Un enfant se rassure dans le noir, ou bien bat des mains, ou bien invente une marche, l'adapte aux traits du trottoir etc. » (Deleuze, Guattari, 1990 : 383). Parmi la classification de la ritournelle des auteurs, la catégorie des « ritournelles qui ramassent ou rassemblent les forces, soit au sein du territoire, soit pour aller au-dehors (ce sont des ritournelles d'affrontement, ou de départ, qui engagent parfois un mouvement de déterritorialisation absolue » semble faire écho à ces slogans, ces cris, ces appels qui résonnent dans les boucles des militant.es de #BLM.

La supplication de George Floyd « I can’t breath » est devenue la macabre ritournelle du printemps 2020, comme ici lors de cette performance reconstituant les dernières secondes de la vie d’un homme noir qui compte. Performance « I can’t breath »

« La ritournelle va vers l’agencement territorial, s’y installe et en sort » suggèrent encore Deleuze et Guattari (1990 : 396). Le rhizome des mobtextes des tiktoteurs, dans les limites de la centralisation et publicitarisation propres à une application commerciale mais dont il est encore permis de partager les contenus sur d’autres réseaux sociaux, peut être partiellement invoqué en tant qu’il entrelace le principe d’hétérogénéité et de connexion (Deleuze, Guattari, 1980 : 13). Écrire et faire rhizome, pour Deleuze et Guattari signifie « accroître son territoire par déterritorialisation, étendre la ligne de fuite jusqu'au point où elle couvre tout le plan de consistance en une machine abstraite. » (Deleuze, Guattari : 41).

Ainsi d’une boucle à l’autre, slogans, cris et supplications sont répliqués et partagés, tel le Human Mic du mouvement d’Occupy Wall Street, revisité. Ils peuvent également être dit deux à deux à travers des duos pour des ritournelles à deux voix démultipliant les voies rhizomatiques de sortie au sein d’un réseau même fortement centralisé.

En tant que machinerie à ritournelles, l’application TikTok s’avère du point de vue de ses propriétés formelles efficace en politique au service de causes qui ne sont pas inexorablement celles du marketing et des marques. Elle réintroduit sons et gestes, deux matières expressives trop peu développées dans la culture numérique et qui sont aux commandes de la production de sens dans cette application.

IV - Je m’ennuie je ne sais pas quoi faire… je m’ennuie je ne sais quoi faire… je m’ennuie je ne sais pas quoi faire… Esthétisation de la vie quotidienne ou danser sa vie, du corps au chœur

En temps ordinaire, la vie des adolescent.es, public originel de TikTok, peut ressembler à un « confinement » entre école, chambre et lieux de sociabilité autorisés par les adultes. À ce titre, les ressources en termes d’outils de montage et sonorisation et de médiathèque vernaculaire rendue accessible par l’algorithme et le tag #foryou, fourbissent une (ré)-créativité trompe l’ennui. Nous avions évoqué l’hypothèse que les applications créatives type Snapchat ou TikTok des smartphones qui équipent en grand nombre la vie quotidienne des adolescent.es en France 19 Avec un taux d’équipement à 76% des Français de plus de 12 ans et 87 % des enfants de 12 ans équipés. Sources : "Baromètre du numérique", Credoc-Arcep, 2019 ; "Les usages numériques des moins de 13 ans",Born Social 2020. , transfigurent le banal du quotidien par des mises en scène, des sketches, des chorégraphies ou des drama à l’instar de « ready made by mobile. » (Allard, 2017).

1 - Ennui, attente, rien à faire : des expériences à transfigurer

La promesse de TikTok est de « faire votre journée avec des personnes et vidéos réelles ». Autrement dit, il s’agit de trouver dans les boucles de quoi s’amuser, rire, s’étonner et de transformer votre ordinaire. Slogan du site TikTok

À l’épreuve du confinement du printemps 2020 ou du couvre-feu d’octobre 2020, pendant que certaines professions n’avaient de cesse de soigner ou nourrir, d’autres ont connu l’ennui, l’attente, le désœuvrement… comme leurs enfants et adolescent.es avec lesquel.les la cohabitation fut de plus longue durée que d’ordinaire. Confinement parents-enfants

L’intérêt pour la recherche autour de "l'ennui" a nettement augmenté entre le 22 et le 29 mars 2020, comme on peut le remarquer dans les tendances de recherche du moteur Google 20 Think with Google, « Premières leçons tirées du confinement dans le monde », mai 2020. Voir ici . Et pour les collégien.nes et lycéen.nes, plus encore que durant une année normale 21 « Ma seule guerre, c’est avec l’ennui ! », "Les carnets de bord de collégiens confinés", Le Monde, 22 mai 2020. Voir ici . Le confinement a aménagé également, en raison d’un emploi du temps en pause forcée, pour des occupations numériques. Les plus ou moins jeunes adultes ont découvert, par exemple, elles et eux aussi, les vertus des chorégraphies à apprendre et de la mise en sketch du quotidien. Thématisation de la découverte de TikTok en situation de confinement et d’expérience de l’ennui.

Cette esthétisation de la vie quotidienne, ce réenchantement du trivial par des compositions de boucles associant sons, textes, images et autres fonctionnalités décrites plus haut, peuvent être interprétées à bon escient dans le cadre de l’esthétique pragmatiste suivant laquelle « les arts ne bénéficient qu’illusoirement d’un régime séparé ; ils entrent en continuité avec le langage et les symboles qui appartiennent à une forme de vie commune, sur la base d’actions et d’interactions constitutives de la vie sociale et du champ des significations qui en fait partie. L’art et la culture, en ce sens, doivent être réintégrés à une expérience dont les sources et les racines plongent dans les processus constitutifs de la vie. » (Cometti, 2015). La transformation d’une situation en performance expressive comme l’écrit Joëlle Zask implique « une action mutuelle, une interaction définie par le fait que certains aspects du milieu se prêtent à l’action, pouvant être utilisées comme des outils de persévérance dans la vie.» (2008 : 314-315)

Ainsi durant les temps morts du confinement et du couvre-feu, il s’agissait de fabuler une existence, de faire naître des situations permettant de susciter une réaction émotionnelle et d’être l’auteur.e de l’action qui engendre l’émotion, c’est-à-dire invitant à vivre une expérience esthétique comme le proposent les artistes suivant les propositions de John Dewey qui estimait que si l’art communique de manière plus efficace c’est simplement qu’il exprime ce qui naturellement tend à l’expression : « Parce que les objets d’art sont expressifs, ils communiquent. Je ne dis pas que la communication vers les autres est l’intention de l’artiste. Mais c’est la conséquence de son œuvre – laquelle en effet vit seulement en communication lorsqu’elle opère dans l’expérience des autres...» (Dewey, 2010 ; 186). Transformation des intérieurs en scène de performance (comédie, chorégraphie,…)

Cette continuité entre l’expérience de la relation ordinaire et l’expérience de l’expression artistique, pour Dewey (2010) permet de placer la créativité de l’agir chez tous les sujets agissants, dans la mesure où chaque être humain fait des expériences uniques, qu’il peut, s’il a suffisamment confiance en lui-même, partager avec d’autres. » (Joas, 1999 : 150). tag ennui, attente, nothing to do en temps de confinement ou couvre-feu

2 - Performer avec rage : du corps au chœur

À ce titre, la performance gestuelle et corporelle omniprésente sur les boucles de l’application représente un champ d’expressivité continuïste d’avec la vie de tous les jours dans laquelle corps et gestes jouent un rôle déterminant. Cette esthétique de l’algo-ritournelle typiquement modelée par l’application peut être analysée du point de vue de la soma-esthétique du théoricien de l’esthétique pragmatiste Richard Shusterman pour lequel « la soma-esthétique n’est pas une théorie somatique ni une esthétisation de l’expérience, mais une compréhension du corps où l’esthétique et la pratique ne font qu’un. » (Barbara Formis, 2009 : 157). Performances et cortèges dansés pendant les manifestations #BLM.

Danser sa rage pour un devenir ritournelle dans le cas de certaines bouclés liées à l’étiquette #BLM peut s’apparenter à cette voie de la soma-esthétique comme interdépendance entre esthétique et politique, là où ces dernières sont entendues de manière similaire comme des expériences de partage. « C’est en proposant la coïncidence entre vécu personnel et expérience d’autrui qu’on peut comprendre le rôle mélioratif, mais aussi fort difficile, de la soma-esthétique dans l’art et dans la société. La soma-esthétique demeure une esthétique à part entière puisqu’elle permet de vivre somatiquement une expérience, c’est-à-dire en sortant de la position assez confortable du spectateur pour se mettre « à la place » de l’agent, qu’il soit artiste, acteur, danseur ou plus généralement autrui. Cette disposition permet aussi à la soma-esthétique de se comprendre du point de vue politique, là où elle décèle une théorie faisant du dissensus social le terrain pour réunir des expériences multiples et comprendre la force des entrecroisements culturels. La soma-esthétique cherche donc la coïncidence non pas seulement théorique mais aussi pratique entre la proprioception et la perception d’autrui, entre l’hédonisme solipsiste (je me fais plaisir) et l’empathie surgissant en collectivité (je me dédie aux autres) » (Formis, 2009 : 157).

En conclusion, l’étude d’un corpus de boucles et de tags collectés durant la pandémie de Covid-19 parmi les contenus d’une application qui s’est popularisée à la faveur du confinement, permet d’appréhender l’usage du smartphone comme une caméra-stylo auprès de différents utilisateur.trices dont les motifs et les causes trouvent une structure formelle mimétique favorable à une politisation des usages d’une application telle que TikTok. Entre geste ritualisé et mème sonifié, les contenus créés par l’intermédiaire de cette application en temps de pandémie procède d’une ritournelle algorithmique qui territorialise et dé-territorialise les vies confinées dans des chambres à soi numériques suivant un continuum expressif reliant et solidarisant les publics entre ennui et rage.

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