Ma démarche artistique donne lieu à des situations que l’on pourrait imaginer issues d’un univers dystopique étrangement proche du monde dans lequel nous vivons.
Les réalisations qui en découlent peuvent être des plus hétérogènes : automates cubiques se déplaçant au sol, flux de texte composé en direct à partir des lyrics des chansons populaires du moment, téléphones robotisés prononçant des extraits remaniés de la Bible… L’ensemble de ces réalisations, dans sa diversité, se revendique toutefois comme relevant d’une même intention poétique.
Ces formes/récits implémentent de nouvelles fictions issues des sciences et proposent les bases d’une technologie-fiction non plus tournée vers un futur lointain, mais bel et bien ancrée dans notre contemporanéité. Elles esquissent des scénarios potentiels où les attributs propres à l’humain et plus généralement au vivant (le langage, la parole, le texte, le mouvement…) sont désormais à partager et à négocier avec la machine.
Pour beaucoup de ces projets, l’écran, sous toutes ses formes, revêt une importance fondamentale. Ainsi il se fera tour à tour support technique de l’œuvre, élément plastique à valeur sculpturale intégrant pleinement l’esthétique du projet, ou encore à l’inverse manifestation dématerialisée du processus en cours au cœur même du travail. Chacune de ces œuvres, toutefois, organise à sa manière une circulation de l’information venant se révéler à la surface du ou des écrans en jeu.
Entre 2016 et 2019, j’ai ainsi co-réalisé avec Gwendal Sartre le projet filmique Attack the Sun, dans le cadre duquel le téléphone portable tient un rôle éminent, tant visuel, diégétique que technique. Cependant l’objet smartphone, avant ou en parallèle du développement d’Attack the Sun, constitue déjà l’élément central de différentes autres productions développées au fil de ma démarche, à commencer par l’installation générative / sculpture robotique intitulée L’Entreprise de déconstruction théotechnique (2016).
L’Entreprise de déconstruction théotechnique
L’Entreprise de déconstruction théotechnique met en scène huit smartphones couplés à huit bras robots, ainsi qu’un programme informatique spécifique sur ordinateur. Ce programme compose en continu des phrases abstraites générées à partir de l’ensemble des mots contenus dans la Bible (Ancien et Nouveau Testaments). Ces phrases sont ensuite prononcées par des voix de synthèse émanant des smartphones, eux-mêmes mis en mouvement par les bras robots. Ayant déjà confronté lors d’un travail antérieur un texte littéraire avec un dispositif d’écriture numérique ( Searching for Ulysses, 2014), j’ai voulu cette fois remonter au livre avec un grand L, et ainsi travailler à partir de la Bible. J’étais aussi intéressé par l’idée de confier ce texte prétendument d’inspiration non-humaine (divine en l’occurrence) à des artefacts machiniques qui allaient littéralement le disséquer. Comme si l’humain se trouvait exclu de l’usage du texte et de la langue, qui jusqu’ici relevaient de ses attributs fondamentaux. La pièce me semble traduire cet état de fait, le spectateur ne saisissant au final que des bribes de phrases qu’il lit/entends au travers de ces 8 smartphones devenus « porte voix » et « porte texte ». Les sortes de créatures vaguement zoomorphes esquissées par ces téléphones couplés aux bras robots en mouvement semblent ainsi garder le texte pour elles, et ignorer le spectateur qui leur fait face. L’installation, bien qu'utilisant du texte comme matériau de base, ne propose pas vraiment au final une expérience de lecture, mais instaure plutôt une situation de liquidation du texte, assez déstabilisante. Les fragments écrits générés par la machine circulent dès lors entre les écrans des smartphones, eux-mêmes donc « manipulés » par les bras robots. Fabien Zocco - « L’Entreprise de déconstruction théotechnique », 2016. Fabien Zocco - « L’Entreprise de déconstruction théotechnique », 2016. Fabien Zocco - « L’Entreprise de déconstruction théotechnique », 2016.
Le choix du smartphone comme élément procède évidemment ici d’un choix précis. Le téléphone est en effet devenu, sous sa qualification désormais consacrée d’artefact «intelligent» (smart-phone), l’objet emblématique par excellence de l’âge de l’hyperconnectivité technologiquement médiatisée. Paradoxalement, ce succès a fait de cet appareil l’exemple même de la black box, terme qui dans la pensée cybernétique désigne tout système rendant inaccessible et opaque son fonctionnement interne. Le smartphone apparaît ainsi aujourd’hui comme un objet multifonctionnel, à la forme précisément détachée de toute fonction précise. Derrière cette banalité et cette indétermination apparentes se cache toutefois un imaginaire de prime abord insoupçonné, qui dès l’origine marque l’histoire de cet objet, et en même temps lui confère un ensemble de caractéristiques singulières. Le téléphone, comme l’étymologie du terme l’indique (téle « loin, au loin » et phôné « voix »), est le premier médium technologique à disjoindre la voix humaine de la notion de proximité, notion à laquelle elle se rattachait jusqu’alors. Dès son invention, il a suscité un sentiment de fascination mêlé de crainte pour cette capacité à convoquer la voix absente, et à travers elle à connecter l’usager à un territoire pouvant relever du non vivant. Ainsi, Marcel Proust se remémore la sensation d’étrangeté qui l’a saisi la première fois qu’il entendit la voix de sa grand-mère à travers le combiné :
« Et aussitôt que notre appel a retenti, dans la nuit pleine d’apparitions sur laquelle nos oreilles s’ouvrent seules, un bruit léger - un bruit abstrait - celui de la distance supprimée - et la voix de l’être cher s’adresse à nous. C’est lui, c’est sa voix qui nous parle, qui est là. Mais comme elle est loin ! [...] Présence réelle que cette voix si proche - dans la séparation effective ! Mais anticipation aussi d’une séparation éternelle ! Bien souvent, écoutant de la sorte, sans voir celle qui me parlait de si loin, il m’a semblé que cette voix clamait des profondeurs d’où l’on ne remonte pas, et j’ai connu l’anxiété qui allait m’étreindre un jour, quand une voix reviendrait ainsi (seule, et ne tenant plus à un corps que je ne devais jamais revoir) murmurer à mon oreille des paroles que j’aurais voulu embrasser au passage sur des lèvres à jamais en poussière. » (Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, 1921).
Ce lien avec la notion de spectralité a tout particulièrement motivé ma volonté d’utiliser le téléphone comme source sonore dans le dispositif dont il est ici question. Cet aspect particulier trouve un prolongement dans l’usage de voix synthétiques, convoquées pour s’exprimer à travers ces téléphones. Ces voix, par essence définies par leur artificialité et leur origine a-humaine, confèrent à la pièce un caractère oraculaire, également souligné par la nature étrange du texte prononcé.
Comme le note le critique d’art Pierre Tillet :
« Réalisée par Fabien Zocco en 2016, L’Entreprise de déconstruction théotechnique organise une collision entre l’Ancien et Nouveau Testaments et un agencement machinique qui en érode le sens. La première altération consiste à introduire le texte biblique dans une succession d’algorithmes informatiques. Le texte est ainsi parasité par des contraintes aléatoires qui en déforment le sens. Cela donne lieu à des formules telles “Like someone laughing in the eyes of his sons-in-law”, “I’m going to fructify you a lot”, etc. Ces modifications ont des effets ambivalents. Parmi les propositions produites, certaines sont intelligibles, voire relèvent d’une poésie abstraite due à des distorsions sémantiques ou sonores. D’autres, au contraire, révèlent une puissance malveillante du langage : elles creusent un vide au sein de sa capacité à faire sens.
À la manipulation du texte, de sa matérialité et de son sens, s’ajoute une seconde manipulation, littérale cette fois, qui amplifie son altération. Les propositions sont en effet énoncées par des voix de synthèse émanant de smartphones fixés à des bras robotisés en mouvement, eux-mêmes reliés à une structure métallique semi-circulaire reposant au sol. Pourtant, cette intensification du technique (des artefacts attelés à des artefacts) aboutit à autre chose qu’à elle-même. Les voix se font entendre en solo, en duo ou en polyphonie. Les mouvements des bras, quant à eux, évoquent une chorégraphie presque animale.
Tel est le sens de cette société de robots énonçant collectivement des éclats de l’Ancien et du Nouveau Testament : mêler langage déconstruit (écrit et oral), préhension, divin, technique, animal et humain pour créer entre eux une proximité ou, au contraire, faire en sorte qu’ils se désidentifient. » ( Tillet, 2016).
SPIDER AND I
Le smartphone constitue également un élément essentiel du dispositif sur lequel repose le projet de sculpture augmentée intitulé Spider and I (2020). Cette pièce présente un hexapode (robot à 6 pattes évoquant une grosse araignée mécanique) évoluant au sol. Son comportement montre des phases de calme ou à l’inverse présente des attitudes de défiance voir d’agressivité manifeste. Ces alternances et variations sont directement indexées sur mon état émotionnel. Je suis ainsi, au cours des périodes d’exposition de l’œuvre, en permanence équipé d’un bracelet connecté, associé à mon smartphone, qui relève mes données biométriques (rythme cardiaque, sudation..) afin de traduire ledit état émotionnel. L’analyse en temps réel de ces données est ensuite relayée via Internet vers le robot. Fabien Zocco - « Spider and I », 2020.
L’articulation de ces éléments-hexapode animé, saisie de mes données physiologiques- fait directement appel aux technologies propres au quantifed self (ou mesure de soi). Ce terme désigne une tendance apparue avec l’irruption d’objets connectés et autres applications mobiles permettant de mesurer en temps réel tout un ensemble de données personnelles (rythme cardiaque, nombre de pas et de kilomètres effectués en une journée, calories perdues à l’exercice etc...).
Le phénomène participe explicitement d’un mouvement général visant à étendre la numérisation jusqu’à une analyse exhaustive de l’ensemble de l’activité humaine. Il s’agit en effet d’introduire la récolte automatisée de données au cœur même de l’intimité physique de tout un chacun. Cette tendance à se constituer un « self » (« soi ») numérique témoigne d’une double injonction : il s’agit d’abord, grâce à l’autodiscipline et à l’autosurveillance technologiquement assistées, d’augmenter sa propre performativité physique. Il s’agit ensuite de nourrir tout un flux de données personnelles qui, associées aux relevés GPS, activités sur les réseaux sociaux et autres informations pourvues par nos téléphones mobiles, peuvent être potentiellement exploitées à des fins de traçage et de profilage par les pouvoirs économiques et/ou politique pouvant y accéder.
Ces outils de mesure invasifs sont donc ici détournés afin de nourrir et d’influencer l’activité du robot. Celui-ci devient « co-présent » à l’artiste à travers le réseau, tout en obligeant ce dernier à rester « attaché » à son œuvre via l’appareillage tissant à proprement parler un lien entre l’activité interne de son propre corps et cet artefact distant. Cet « attachement » propose une version ironique du lien viscéral et romantique entre l’artiste, son monde intérieur et son œuvre, lien revisité ici à l’heure des technologies numériques dont le smartphone est l’emblème privilégié. Le jeu de mouvements développé par le robot hexapode instaure dès lors une sorte d’étrange chorégraphie artificielle, rythmée par les multiples variations de vitesse et les micro-mouvements esquissés par celui-ci. Fabien Zocco - « Spider and I », 2020.
ATTACK THE SUN
« Attack the Sun » constitue ma première collaboration avec le cinéaste et artiste contemporain Gwendal Sartre. Bande d'annonce du film Attack The Sun de Fabien Zocco et Gwendal Sartre Il s’agit d’un film dont les dialogues ont été générés par une intelligence artificielle durant le tournage même, les acteurs recevant en direct le texte qu’ils ont eu à interpréter. L'objet smartphone intervient à plusieurs endroits dans le projet global : à la fois en tant que support du dispositif technique d'appareillage des acteurs, mais aussi en tant que caméra au cours du tournage, et enfin en tant qu'élément diégétique tenant un rôle central dans l'intrigue et sa mise en image.
Le projet fut l’objet d’une co-production entre la structure Nuit Blanche productions et L’Espace Croisé - Centre d’art contemporain situé à Roubaix (59). Il a par ailleurs bénéficié du soutien de Pictanovo, du CNC-DICRéAM, de la DRAC Hauts-de-France et du Fresnoy - Studio national des arts contemporains. Il a été présenté pour la première fois lors du festival FID Marseille 2019 (compétition française).Fabien Zocco/Gwendal Sartre - « Attack the sun », 2019.
L’histoire met en scène un jeune homme qui erre dans un univers ensoleillé propre à la Californie. Celui-ci croise à plusieurs reprises un personnage féminin au statut flou. Est-elle réelle ? Ou bien s’agit-il d’une pure projection fantasmatique issue de son cerveau déréglé ? Reprenant les codes visuels de l’autofilmage à destination d’Internet, le film révèle les détours obscurs de cette errance à travers un magma d’images, de mots, de lieux s'entrelaçant les uns aux autres. Quelle peut être l’issue de ce parcours ?
Attack the Sun Fabien Zocco/Gwendal Sartre - « Attack the sun », 2019. dresse en filigrane le portrait d’un potentiel tueur en devenir, alliant frustration, isolement et narcissisme technologiquement assisté. Ce personnage est systématiquement montré un smartphone à la main, cet artefact devenant son seul moyen de contact avec le monde. L’écran du smartphone, élément narratif de premier plan, devient donc ici un personnage à part entière, véritable partenaire et « interlocuteur » principal du personnage central du film.
Steven Moran, vingt cinq ans. Il vit à Los Angeles, Californie.
Il passe tous ses jours et ses nuits dans son coin, s’auto filmant, conduisant sa bagnole.
À travers l’œil artificiel de son smartphone, il essaie d’atteindre cet obsédant soleil californien,
et toutes ces jolies filles qu’il ne peut toucher.
Il veut pourfendre les souvenirs qui l’encombrent, les fantômes de son passé.
Il doit faire face à toutes ces pensées déroutantes qui lui viennent en tête.
Son esprit est obscur.
Et tout cela n’a juste aucun sens.
Ou bien est-ce le contraire ?
Et puis Elle, est-elle avec lui ou avec eux ?
Et qu’est-ce que James pense de tout ça ?
Une machine logicielle a ainsi parasité l’écriture même du film, et aiguillé la dérive de ce jeune californien qui, au volant de sa voiture, s’enfonce toujours plus profondément dans les dédales de sa tête. Le rôle de cette machine était donc d’accompagner la dilution progressive du langage autant que de la psyché du personnage de Steven. Attack the Sun croise ainsi deux écritures: l’une classique, celle du scénario pré-établi, l'autre générée par l’intelligence artificielle venant perturber l’écriture première.
Notre collaboration trouve son origine dans la volonté de confronter une histoire mettant en jeu des difficultés relationnelles pouvant mener au meurtre, avec ce dispositif numérique proposant des potentialités d’écriture manifestes. Le rapport à l’écriture, central ici, traverse déjà nos démarches artistiques respectives, qui chacune illustre les problématiques convoquées (recherche cinématographique concernant Gwendal Sartre, développement de formes processuelles s’appuyant sur des dispositifs numériques programmés me concernant). Il a donc fallu conjuguer ces deux démarches au cœur de ce projet cinématographique singulier, dans une logique de contamination et de mise en tension réciproque. L’un écrivant une histoire, l’autre venant la perturber.
L’intention initiale consiste donc à vouloir réaliser un film incluant des données non prévisibles, non imaginées dans le scenario de départ, et de voir comment une intelligence artificielle s'avère capable de perturber le déroulé d’une histoire, de provoquer des situations inattendues, ce qui donc implique une marge d’incontrôlé, d’indéterminé, voire un état de folie. Comment envisager ce type de cinéma et avec quels outils ? Le déroulé de l’intrigue est ainsi tributaire à la fois d’un scénario pré-écrit, mais également de la machine logicielle qui donc, au cours de certaines scènes, vient perturber les dialogues.
Le point de départ narratif du film est issu du visionnage de la chaîne YouTube d’Elliot Rodger, un jeune californien ayant perpétré une tuerie en 2014. La relation entre le décor hédoniste de la Californie et les dérives filmées par Rodger nous ont semblé constituer une articulation pertinente afin de planter le décor du film. La Californie propose à nos yeux un condensé paradoxal associant légèreté, insouciance et artificialité érigée en mode de vie, tout en laissant entrevoir en même temps les fêlures d’une jeunesse américaine à la vie pourtant idyllique en surface. Hollywood et la culture californienne proposent d’ailleurs bon nombre d’exemples pouvant illustrer cette ambivalence, des romans de James Ellroy à Map to the Stars de David Cronenberg, en passant par Lost Highway de David Lynch. La Californie est par ailleurs la terre d’élection des sociétés façonnant aujourd’hui les réseaux sociaux (Facebook, Google, YouTube...), et constituait en cela pour nous un contexte esthétique/symbolique cohérent et riche. Nous avons donc choisi d’y situer l’intrigue du film, centrée autour de ce personnage en prise avec un monde qu’il n’arrive pas à appréhender.
Plus généralement, la focalisation initiale sur le cas particulier de Rodger nous a amené à questionner les liens entre Internet, l’outil smartphone et de nouvelles figures de tueurs, qui, à leur manière, utilisent les réseaux sociaux et l’infrastructure téléphonique comme tribune et, par conséquence, la technologie numérique comme vecteur pour exprimer leur ressentiment envers le genre humain. Ces tueurs se disent ainsi souvent influencés par des idéologies glanées elles-mêmes sur la toile. Il est en effet notable de retrouver des phénomènes d’auto-mise en scène et de discours relayés sur le web dans bon nombre d’affaires de meurtres de masse, du cas sus-cité jusqu’à des événements ayant récemment défrayés la chronique : Anders Behring Breivik (tuerie d’Utoya en Norvège), Mohamed Lahouaiej Bouhlel (Nice, 14 juillet 2016), David Ali Sonboly (tireur de Munich, juillet 2016) peuvent chacun illustrer ce fait, les deux derniers allant jusqu’à utiliser Facebook afin de faire venir le maximum de gens sur les lieux où il avaient planifié leurs meurtres.
Le film se voit donc par ailleurs augmenté d’un dispositif d’écriture numérique venant redéfinir le contenu et le déroulé du scénario dans le temps même de la prise de vue, autant que perturber le comportement et la psychologie du personnage central. Celui-ci est littéralement habité par la machine produisant ses répliques. Les «bugs» sémantiques que cette machine produit traduisent ainsi la perturbation mentale du personnage. La difficulté de communiquer qui caractérise Steven constitue un élément central du film, autant qu’un ressort narratif de premier ordre. La machine logicielle intervient afin de suggérer cette idée, de manière sous-jacente : contaminer le fil scénaristique par une «maladie» du langage, intervenir dans l’élocution du personnage afin de simuler des capacités communicationnelles altérées. Cela confère à celui-ci une façon de s’exprimer fortement empreinte d’un caractère d’étrangeté, faisant glisser des scènes a priori relevant de situations banales dans une direction plus absurde et inattendue. Ce dispositif numérique d’intelligence artificielle est intervenu dans les situations de dialogue où le personnage de Steven interagit avec le personnage féminin qu’il croise régulièrement, autant que dans des scènes montrant Steven monologuant en solitaire.
Le principe de fonctionnement du programme découle d’un système rudimentaire d’intelligence artificielle dénommé ChatBot (de CHAT roBOT) ou agent conversationnel. Ce type de logiciel vise à produire automatiquement des réponses à partir de l’analyse sémantique de questions posées par un vis-à-vis humain. Le programme découpe la question mot par mot, isole des éléments de vocabulaire ou syntaxiques, et reformule une réponse. Ici ce principe logiciel est détourné, réécrit afin de boucler sur lui-même et d’introduire une sorte d’entropie au cœur même de la langue : le caractère récursif du procédé induit une dilution progressive du sens des phrases produites et leur donne une teneur de plus en plus ambivalente et imprévisible. Ces phrases générées étaient envoyées en temps réel aux acteurs via une application mobile (développée spécifiquement dans le cadre du projet), les acteurs étant eux-mêmes équipés d’une oreillette reliée sans fil à un smartphone-récepteur dissimulé dans leur dos pendant le tournage. En plus de constituer un élément narratif éminemment porteur de sens, le téléphone dès lors s’est révélé être également pour nous un vecteur technique indispensable à la mise en place du film.
Steven est systématiquement montré dans un rapport au monde extérieur littéralement appareillé Fabien Zocco/Gwendal Sartre - « Attack the sun », 2019.. Cet appareillage passe par sa relation à youtube, plateforme à destination de laquelle ils confie le contenu de sa propre vie, saisi bien sûr au moyen d’un smartphone. Ce smartphone fait pour lui office d’accessoire/prothèse, d’œil et de mémoire artificiels, médiatisant systématiquement son rapport au monde. Attack The Sun a été intégralement filmé au smartphone (parfois augmenté d’un objectif mécanisé), dans l’idée de restituer le matériau visuel d’un youtubeur qui réalise ses propres vidéos et ainsi orchestre sa «réalité». Ceci a permis d’intégrer au film divers registres d’images elles-mêmes récurrentes chez les youtubeurs : images improvisées ou expérimentales, séquences pouvant évoquer le journal intime autant que le film amateur ou l’art vidéo.
Comme le résume le critique de cinéma Nicolas Feodoroff :
« Peut-on s’abandonner au soleil sans se perdre ? Le désirer sans s’y brûler ? On connaît la réponse pour Icare. Pour la figure centrale autour de laquelle Attack the Sun est composé, Steven Moran, vingt cinq ans, né, éduqué et vivant à Los Angeles, la question se pose sous un autre jour. Son soleil est celui, obsédant, de cette ville-monde, son mode de vie hédoniste et héliophile, et l’éblouissement qu’ils produisent. Son univers, celui des fantasmes post- adolescents – le sexe, la voiture, le skate, la plage... – de cette géographie scintillante qui irrigue, comme chacun sait, tant de films. Comment brasser à nouveau cette matière, lui faire rendre gorge ? Gwendal Sartre (« Song Song », FID 2012) et Fabien Zocco s’outilleront ici, tour supplémentaire, de l’imaginaire technologique de cette région, en confiant à la moulinette d’une intelligence artificielle, créée pour l’occasion par Fabien Zocco, des informations collectées sur internet et sur les réseaux sociaux. Elle régurgitera l’écriture de la voix off du personnage, contaminera les dialogues et les situations imaginés par Gwendal Sartre comme la structure du film. Il en résulte un film ventriloque, divaguant, contradictoire, chaviré par la glossolalie du personnage et des séquences à la succession imprévisible. S’y dessinent les mirages d’une ville de faux-semblants, prise dans son jeu de miroir, lointaine et factice, aux étincelles inaccessibles. Et si cette narration délirante et désarticulée est à l’image de ce que vit le personnage – de ce qu’il construit, de son autoérotisme insatisfait, lui qui ne cesse de se filmer, comme à vouloir rentrer dans le cadre –, elle s’accorde aussi au film, à l’atmosphère hantée par cette la machine à illusion qu’est aussi Los Angeles, ombre d’Hollywood oblige, comme reflet aveuglant d’une ville irradiante. » (Nicolas Feodoroff, texte pour le FID Marseille, 2019)
Il s’agissait dès lors pour nous de conjuguer deux registres : ces séquences aux smartphones en prises de vues subjectives et des images au style cinématographique plus affirmé, bien qu’elles-mêmes tournées avec un appareillage similaire Fabien Zocco/Gwendal Sartre - « Attack the sun », 2019.. Notre volonté était de témoigner d’un certain dérèglement psychologique de l’homme contemporain dans son rapport à une globalisation médiatique toujours grandissante. Comment réagit-il face à la représentation omniprésente d’un monde numérisé qui n’est peut-être pas entièrement le reflet de la réalité qu’il occupe mais qui, cependant, devient un axe névralgique de la condition humaine, et l’influence à chaque instant dans ses comportements ?