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Usages du smartphone et grand écran, l’expérience spectatorielle du ‘second screen’

Ghislaine Chabert

Usages du smartphone et grand écran, l’expérience spectatorielle du ‘second screen’

Ghislaine Chabert

Cet article se consacre à la présentation d’une analyse de dispositifs cinématographiques qui permettent aux spectateurs et spectatrices d’« augmenter » ou peut-être plus justement « d’étendre » leur expérience filmique par l’usage du smartphone durant la projection 1 En effet rien ne prévaut à ce que le fait d’utiliser le smartphone durant une séance de cinéma soit vécu comme une « augmentation » pour le ou les spectateurs, c’est pourquoi nous lui préférons le terme d’extension dans le présent chapitre. . On y étudie à la fois les formes narratives qui sont proposées par l’association des deux écrans et les perceptions qui en découlent pour les participants.

Ce travail de recherche, fruit d’une observation sur plusieurs années, est d’abord né de l’immersion dans un festival, nommé Festival Tous Ecrans (FTE) de Genève au démarrage de notre étude, puis devenu le Geneva International Film Festival (GIFF) par la suite. Il résulte notamment d’une observation-participante dans la catégorie « écrans interactifs et transmédia » de l’événement. Nous évoquons ici une démarche participative car, en plus de l’observation des usages de dispositifs interactifs testés durant le festival, nous accompagnions dans le même temps un groupe d’étudiantes et d’étudiants de master Création Numérique 2 Master de l’Université Savoie Mont Blanc consacré à la conception et réalisation de dispositifs numériques et hypermédia. en charge de produire une adaptation VR/AR 3 En réalité virtuelle (VR) ou réalité augmentée (AR). ou transmédia d’une des œuvres en compétition 4 Notamment de l’œuvre App dont il sera question infra, le réalisateur ayant accepté qu’une adaptation transmédia soit proposée par le master. . Notons que nous reprenons ici le terme « transmédia » au sens où l’entend Jenkins (2006) à savoir comme « processus dans lequel les éléments d'une fiction sont dispersés sur diverses plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement coordonnée et unifiée » (cité dans Bourdaa 2013, p.7) et non comme l’adaptation d’une même histoire sur différents médias. Associé à ce concept se trouve également celui de « monde créé », nommé par Jenkins « world making », que nous utiliserons aussi autour de l’expérience spectatorielle du second screen et, plus globalement, autour de la multiplicité des écrans et de leurs intermédialités (Delavaud & Lancien, 2006) :

« Quand j’ai commencé il fallait une bonne histoire parce que sans bonne histoire, il ne pouvait pas y avoir de film. Plus tard, quand les suites ont commencé à marcher, on a pris un personnage parce qu’un bon personnage pouvait soutenir une multitude d’histoires. Aujourd’hui c’est tout un monde qu’il faut inventer parce qu’un monde peut supporter de multiples personnages et de multiples histoires sur de multiples médias.»(Jenkins, 2006, p. 93).

Tout est alors parti de la découverte de la websérie transmédia canadienne intitulée Émilie, websérie de Radio Canada produite par Matthieu Fortin. À son synopsis plutôt classique -Émilie doit se marier et quatre de ses « ex » prétendants font tout leur possible pour partir à sa reconquête-, son ton humoristique et son format déjà largement expérimenté au cinéma –quatre courts métrages montrant les points de vue des quatre prétendants d’Émilie 5 On retrouve ce dispositif narratif également dans le film interactif Cours Lola, cours de Tom Tykwer, 1998, Smoking no smoking d’Alain Resnais, 1993 ou bien antérieurement La Comtesse aux pieds nus de Joseph Mankiewicz, 1954. – s’ajoute la possibilité pour les spectateurs connectés à leur tablette ou smartphone d’intervenir dans l’histoire et d’interagir avec les personnages de la fiction. Pour ne citer qu’un exemple, prenons le cas d’une séquence où Mathieu, l’un des quatre prétendants, souhaite retrouver Émilie dans un bar mais, ne sachant pas où elle se trouve, il demande au spectateur de l’aider en appelant la jeune femme. Il lui transmet alors le numéro de téléphone d’Émilie « Émilie », Festival Tous Ecrans, Genève, 2013. Lors de l’appel, le spectateur découvre ainsi son numéro s’afficher directement sur l’écran d’Émilie avant de tomber sur une messagerie vocale pré-enregistrée.

L’expérience proposée s’appuie ainsi sur « des vidéos interactives disponibles dans la websérie dans lesquelles des personnages de la fiction appellent les internautes sur leur téléphone portable et où des systèmes de boîtes vocales “intelligentes” délivrent des contenus sonores inédits » 6 La Presse, février 2013. Voir ici , tout cela pour simuler diverses interactions avec les personnages de la fiction. Cette mise en œuvre du spectacle interactif a nécessité un lourd travail de préparation, d’écriture et de tournage en amont pour filmer et anticiper toutes les scènes pouvant résulter d’une possible interaction avec les spectateurs.

Malgré son caractère fortement programmé, cette websérie, pour ne pas dire ce leurre interactif, nous a néanmoins interpellé sur sa capacité à renouveler le genre de la fiction à travers l’expérience de l’interactivité, à brouiller les codes et à créer une expérience cinématographique inédite en faisant appel à l’usage du smartphone personnel des spectatrices et des spectateurs. Si tout un ensemble de travaux de recherche préexistent sur les récits et narrations numériques (Ryan, 2004) ou « impactantes » (Chatelet, 2015), cette expérience du film a contribué à nos divers travaux de recherches sur les écrans et a participé à notre questionnement sur leurs spécificités en termes :

En sciences de l’information et de la communication, le dispositif se définit souvent comme « une notion clé intimement liée à l’analyse des processus de médiation, analyse qui permet notamment d’associer l’étude de supports médiatiques et technologiques à celle des enjeux et acteurs de situations sociales particulières » (Appel, Boulanger et Massou, 2010). Notion qui se décline dans une triade entre social, technologique et culturel. Néanmoins dans notre cas d’étude, nous souhaitons y ajouter une dimension expérientielle liée à l’usage et à la réception des fictions sur de multiples supports.

En entrant dans le dispositif : une méthodologie immersive

La réception joue en effet un rôle fondamental dans l’étude, notamment méthodologique. À partir du célèbre texte de Roland Barthes sur l’expérience spectatorielle (« En sortant du cinéma », 1975), nous nous sommes attachés à observer la réception de ces nouvelles images dans leurs propres conditions de visionnement multi-écran et d’espaces. L’espace du dispositif devenant en quelque sorte un acteur associé à l’espace de la narration sur grand écran et méritant tout autant d’attention que celui-ci. Ainsi, par nature, notre méthodologie est fondamentalement immersive. Elle consiste à entrer dans le dispositif expérientiel avec les autres spectateurs pour les observer et faire cette expérience si particulière de l’écran de cinéma, si singulièrement décrite dans le texte de Barthes. La phénoménologie de la réception au cinéma est également évoquée par Christian Metz dans Le Signifiant imaginaire :

« J’ai presque la sensation d’avoir fait un voyage, j’étais ailleurs dans l’espace diégétique de ce monde qui m’emportait, dans ce côté de l’écran où le film s’adresse à moi et me donne ce sentiment très fort d’être tout à la fois ici et tendu vers là-bas. » (in Gardies, 1993, p. 215).

L’expérience spectatorielle est également décrite par le spécialiste du cinéma André Gardies comme visant à « créer tout un milieu faisant en sorte de transformer le sujet en sujet spectatoriel apte à entrer dans le film, à quitter l’espace de la réalité pour pénétrer dans un autre, l’espace du cinéma » (Gardies, 1993, p. 211).

Il y a dans ce questionnement autour du cinéma et de sa réception ce qu’on peut chercher à comprendre : cette relation de l’être humain aux espaces, en particulier aux espaces de l’écran, mais aussi à la relation aux autres à travers ces nouvelles réalités d’images et de médias. C’est ainsi que des méthodes de recherche réflexives ont été envisagées à travers les écrans eux-mêmes en tant que médias permettant de voir la communication et le monde autour de nous. Ces méthodes ont été expérimentées pour en appréhender toute la complexité. Il s’agit pour nous d’insister aussi sur la sensibilité aux dispositifs et aux contextes spatiaux de la réception des images et de la communication autour de ces images, d’où l’appropriation du concept d’expérience spectatorielle. Cette méthodologie mixte, empruntant d’une part à la sociologie des usages, d’autre part à l’anthropologie visuelle, a montré sa capacité à explorer les usages émergents des formes de communication autour de l’écran mobile dans plusieurs contextes d’étude (Chabert, 2017 & 2018). Pour ce qui nous concerne dans cet article, plusieurs captations montrant les usages dans cette situation de double écran ont composé le corpus qui a servi de base à notre travail d’observation et de compréhension des expériences communicationnelles dans cette mobilité spectatorielle. Les apports de cette méthodologie qui sollicite le recours à différentes images des usages pour identifier les interactions humaines qui s’y jouent ont déjà été discutés dans d’autres publications (Chabert 2017, 2018 & 2020) aussi nous focaliserons nous seulement ici sur quelques pistes de recherche prometteuses dégagées par cette méthodologie sur le terrain des expériences second screen.

L’écran de cinéma doublé d’un second écran

En continuité avec cette démarche, l’exemple que j’ai choisi d’étudier s’appuie sur une captation visuelle (tout un corpus de captations) où nous sommes entrés avec d’autres spectateurs dans le dispositif lui-même, en étant nous-même équipée de la caméra et de l’appareil photo de notre smartphone.

L’expérience que nous observerons attentivement est celle du film App the movie, « first second screen cinema experience », telle qu’annoncée par son créateur Bobby Boermans, présentée également au Festival Tous écrans de Genève en 2013. La bande-annonce du film peut être consultée en suivant ce lien. Comme le réalisateur a eu la délicatesse de prendre en compte les publics non connectés, encore nombreux en 2013 7 Médiapoche 2019, équipements informatique et téléphonie des foyers, p 50. Voir ici , le film peut se voir dans sa version classique uniquement sur grand écran sans que cela nuise au scénario prévu. Mais ce que ne dit pas le trailer –hormis par la lecture d’une furtive mention écrite « the first film for the second screen »– c’est qu’à certains moments du visionnement, l’écran de cinéma peut être doublé d’un second écran, celui du smartphone du spectateur ou de la spectatrice dans la salle. Ainsi, peuvent-ils recevoir des contenus et des messages variés sur leur propre mobile durant la projection même du film en salle, venant étendre l’espace de la représentation et de la narration, ce qui, au regard de la définition de Jenkins donnée supra, attribue bien le film à la catégorie transmédia. Notons qu’on connaît assez bien ce modèle du multi-écran, aujourd’hui fortement ancré dans la pratique quotidienne et domestique de nos multiples interfaces numériques où il n’est pas rare qu’une pratique d’écran (par exemple le smartphone) se superpose à une autre (par exemple la télévision ou l’ordinateur) au point même de devenir plutôt la norme des usages 8 Voir les nombreux résultats d’usages des enquêtes multiscreen d’Ipsos ou de la méthode d’hybridation de l’institut d’audience Médiamétrie. Voir ici , bien que cela reste proscrit durant une séance de cinéma classique. Le développement d’un cinéma en second screen, précurseur en 2013, s’appuierait ainsi sur cette expérience d’un spectateur totalement acculturé d’une part à la manipulation de plusieurs écrans en même temps et d’autre part à une mobilité de son expérience visuelle (Verhoeff, 2012, p.13). L’image suivante Projection multi-screen, Université Savoie Mont Blanc, 2017. peut témoigner de cet usage dans la sphère éducative, ici pour une soutenance à l’Université se déroulant en visio-conférence.

Sans doute le parallèle avec les développements et les expérimentations autour des « théâtres immersifs » (Freydefont, 2010), théâtres de l’espace tridimensionnel, peut-il aussi être fait à propos de cette double expérience d’écran : « L’architecture théâtrale moderne introduit deux conceptions : le jeu dans l’espace et l’activisation du public (de la salle) (...) Le Théâtre de l’Espace veut briser, détruire la scène à deux dimensions » (Michel, 1976 cité dans Freydefont, 2010).

Théâtres de l’espace, cinéma second screen…, ces différents spectacles immersifs manifestent indubitablement le même désir d’inventer de nouvelles scénographies, d’unifier scène et salle et de rompre avec la scène frontale pour s’inscrire dans tout l’espace social de la réception. Ils portent en commun le projet de placer le spectateur au cœur de l’action ainsi que de privilégier le facteur relationnel, objectifs impliquant la notion d’une expérience à vivre de façon singulière mais aussi partagée.

Concernant le film App The movie, nous allons d’abord observer et rendre compte du régime spécifique des contenus narratifs proposés par l’écran de cinéma doublé d’un second écran. Pour commencer, tout l’espace-temps de l’expérience filmique est impacté. La narration sort en effet du cadre strict du temps de la projection puisque le spectateur ou la spectatrice entre préalablement dans l’univers de la fiction en téléchargeant une application qui va lui permettre de profiter pleinement de l’expérience. L’image montrée ici Lancement de l’application durant la projection, FTE Genève, 2013. a été captée durant la séance 9 Les images captées ont été réalisées dans le cadre de la collaboration entre le festival et le master Hypermédia de l’IAE d’Annecy pour la production d’un dispositif transmédia par les étudiants et les étudiantes en 2013-14. . Remarquons qu’elle pose ici le principe évoqué plus haut d’une méthodologie immersive avec des captations faites directement par le chercheur en situation de co-participation à l’usage du second screen et à la réception des images et contenus transmédias. Elle offre ainsi au lecteur la possibilité d’éprouver ce don de « double vue » et d’entrer à la fois dans la peau du spectateur et du chercheur durant la séance expérimentée : « Cette double vue permet ainsi de dissocier et en même temps d’associer deux formes de réalités et de mondes émotionnels vécus (…) d’offrir un commun à l’expérience » (Chabert, 2018, p. 1487).

Remarquons à présent que l’expérience peut déborder de l’espace-temps de la séance de projection en salle, puisque le public peut potentiellement quitter la salle, l’application encore téléchargée sur son appareil, laissant planer le doute sur une seconde vie de l’application et, par conséquent, de la narration qui pourrait prendre place en dehors de la projection.

La spatio-temporalité de l’expérience filmique se trouve ainsi en partie modifiée par l’expérience spectatorielle largement étendue au-delà de la stricte projection du film. Au niveau des images, on remarque que si le film se déroule selon une chronologie relativement classique (la continuité spatio-temporelle étant préservée par un montage narratif), plusieurs inserts sur des actions peuvent cependant avoir pour rôle d’anticiper et de précéder le récit en venant se déposer sur le smartphone connecté, déjouant ainsi les ressorts classiques de la représentation temporelle au cinéma (flash-back, flash-forward, pauses, ellipses). Des pauses descriptives des lieux se déposent par exemple sur les deux écrans simultanés, tout en préservant des points de vue différents. La spatialité de l’expérience filmique se trouve elle aussi modifiée par tout un jeu de miroir et tout un dialogue « spatial » qui se met en place entre les deux écrans comme si, à l’image d’un Perec avec la page d’écriture (1974)Textualités, source : https://textualites.wordpress.com/2016/03/15/especes-despaces-de-georges-perec/, tout était bon pour épuiser l’espace dans tous les recoins de sa textualité, voire de ses intertextualités 10 Dans le livre de Perec, la page est pensée comme un espace offert au champ de vision du lecteur et à son parcours visuel. .

En effet, plusieurs points de vue peuvent être simultanément donnés sur l’espace représenté, favorisant le développement d’une forme de représentation de l’espace encore plus omnisciente. On pourrait même dire plus « atmosphérique » (Sumartojo & Pink, 2019) où tout un milieu, tout un monde est créé (Jenkins, 2006). Pour preuve l’image qui suit L’espace-temps représenté en second screen, FTE Genève, 2013. où l’on voit ce jeu entre une multiplicité de points de vue sur les espaces représentés : plongée sur la rue (vue smartphone) et contre plongée sur le garage (vue grand écran) qui s’ouvre sur la rue.

Dans App, la visualisation de certains fragments d’images du film hors champ permet de jouer avec les registres attentionnels du spectateur ou de la spectatrice sur les espaces. Les conventions cinématographiques du montage alterné ou parallèle volent en éclat, le champ et le contre-champ pouvant être visualisés de manière concomitante. Une scène en parallèle pouvant également être vue simultanément et non alternativement comme le contraint le flux de l’image de cinéma. L’image analogique de cinéma, composée de 24 photogrammes fixes par seconde, se trouve ainsi adjointe de toute une bande d’images numériques, manipulables à souhait par le spectateur ou la spectatrice sur l’écran de leur smartphone.
Avec App, on tend vers ce qu’Antoine Gaudin définit comme un cinéma de l’image-espace (2014), « un espace qui circule rythmiquement au sein des images de films ». Concept intéressant au regard de la littérature existante qui peine parfois à comprendre l’espace dans certains films contemporains en ne tenant compte que de la dimension visuelle, alors qu’il faut surtout tenir compte du vécu spatial et sensible dans le rapport avec les images : « un film ne doit plus être considéré comme un spectacle de l’espace mais comme un phénomène spatial en soi » (Gaudin, 2014, p.3). Ainsi l’espace spectatoriel n’est pas un espace physique mais un espace vécu, une expérience concrète du corps dans des espaces. Malgré l’immobilité apparente du spectateur dans la salle de cinéma ce sens proprioceptif est en permanence activé durant la projection d’un film, d’ailleurs « avant de représenter quoi que ce soit un film est d’abord une projection lumineuse sur un écran qui fait apparaître un espace, qui fait éprouver un volume de vide à notre corps » (Gaudin, 2014, p.3).

« Spectateurs-interfaces »

Arrêtons-nous un instant sur le clip de présentation de la rencontre entre l’actrice principale et Iris, sujet du film, l’application principale qu’elle vient d’installer sur son smartphone. Le clip étant visible à cette adresse (dernière consultation le 1er septembre 2020).

Nous y comprenons que l’application malveillante utilisée par l’actrice se “pré”nomme Iris (la référence est assez explicite à un assistant virtuel connu sur certaines plateformes), or c’est ce même nom que porte l’application que doivent télécharger spectateurs et spectatrices avant d’entrer dans la salle de cinéma pour vivre le visionnement en second screen. Cette concordance de nom renforce d’emblée l’immersion du spectateur dans la fiction du film 11 Le concept d’immersion renvoie à un puissant sentiment d’absorption physique, mental et émotionnel, soit dans une situation de la vie ordinaire, soit au sein d’une représentation (Bourassa, 2014). et, de la sorte, l’effet de focalisation interne à la fois dans les gestes d’utilisation (télécharger la même application et manipuler son smartphone comme le fait l’actrice) mais aussi dans les regards et la perception du personnage sur son écran mobile. Le spectateur peut voir ce que l’actrice est en train de voir ou de faire sur son smartphone qui se téléporte sur le sien. Ce procédé crée directement une forme d’identification aux personnages par la vision subjective de l’écran manipulé. Il crée ainsi une narration qui repose sur une forme de complicité, une sorte de contrat tacite avec eux puisqu’elle investit l’espace privé du smartphone. Cette participation peut se faire parfois de façon invasive ce qui, en terme narratif, renforce totalement le propos du film App qui soulève le problème de la viralité d’une application et les enjeux de la vulnérabilité face à l’omniprésence des écrans qui nous entourent. L’application, « personnage » qui prend métaphoriquement les traits d’un être artificiel ici, y agit comme une prothèse psychologique et sociale, elle « parle ». Néanmoins si on ne peut échapper à sa malveillance dans le scénario du thriller, on ne peut pas non plus y échapper tout à fait dans la salle où elle se reproduit de smartphone en smartphone. Avec la contamination de la fiction dans l’espace réel, la viralité devient ainsi métadiégétique. Elle est directement visualisée et éprouvée par le spectateur dans la salle contaminée des multiples smartphones éclairés (on le distingue dans le noir de l’image présentée ici Effets de miroir entre grand et petit écran, FTE Genève, 2013.).

L’effet de connivence avec les personnages est accentué par le dispositif second screen avec, à plusieurs moments du film, des séquences d’intimité montrant d’une part sur grand écran l’interface du smartphone manipulé par l’actrice et d’autre part sur l’écran connecté du smartphone le visage de celle-ci scrutant son écran. On peut y voir un exemple de la sortie du cadre de la narration, lequel épouse davantage les contours de tout le dispositif filmique. Les spectateurs peuvent alors voir sur leur écran comme dans un miroir dans lequel se reflètent les visages des personnages utilisant leur mobile…comme si le spectateur s’interposait entre l’espace de l’écran et celui du visage et devenait dès lors interface entre le film et la salle. D’autres personnes parmi le public, placées à côté ou derrière ceux qui sont connectés peuvent suivre ce qui se passe sur les petits écrans qui s’éclairent alors dans la salle.

Nous y comprenons que l’application malveillante utilisée par l’actrice se “pré”nomme Iris (la référence est assez explicite à un assistant virtuel connu sur certaines plateformes), or c’est ce même nom que porte l’application que doivent télécharger spectateurs et spectatrices avant d’entrer dans la salle de cinéma pour vivre le visionnement en second screen. Cette concordance de nom renforce d’emblée l’immersion du spectateur dans la fiction du film 12 Le concept d’immersion renvoie à un puissant sentiment d’absorption physique, mental et émotionnel, soit dans une situation de la vie ordinaire, soit au sein d’une représentation (Bourassa, 2014). et, de la sorte, l’effet de focalisation interne à la fois dans les gestes d’utilisation (télécharger la même application et manipuler son smartphone comme le fait l’actrice) mais aussi dans les regards et la perception du personnage sur son écran mobile. Le spectateur peut voir ce que l’actrice est en train de voir ou de faire sur son smartphone qui se téléporte sur le sien. Ce procédé crée directement une forme d’identification aux personnages par la vision subjective de l’écran manipulé. Il crée ainsi une narration qui repose sur une forme de complicité, une sorte de contrat tacite avec eux puisqu’elle investit l’espace privé du smartphone. Cette participation peut se faire parfois de façon invasive ce qui, en terme narratif, renforce totalement le propos du film App qui soulève le problème de la viralité d’une application et les enjeux de la vulnérabilité face à l’omniprésence des écrans qui nous entourent. L’application, « personnage » qui prend métaphoriquement les traits d’un être artificiel ici, y agit comme une prothèse psychologique et sociale, elle « parle ». Néanmoins si on ne peut échapper à sa malveillance dans le scénario du thriller, on ne peut pas non plus y échapper tout à fait dans la salle où elle se reproduit de smartphone en smartphone. Avec la contamination de la fiction dans l’espace réel, la viralité devient ainsi diégétique. Elle est directement visualisée et éprouvée par le spectateur dans la salle contaminée des multiples smartphones éclairés (on le distingue dans le noir de l’image présentée ci-dessous).

L’effet de connivence avec les personnages est accentué par le dispositif second screen avec, à plusieurs moments du film, des séquences d’intimité montrant d’une part sur grand écran l’interface du smartphone manipulé par l’actrice et d’autre part sur l’écran connecté du smartphone le visage de celle-ci scrutant son écran. On peut y voir un exemple de la sortie du cadre de la narration, lequel épouse davantage les contours de tout le dispositif filmique. Les spectateurs peuvent alors voir sur leur écran comme dans un miroir dans lequel se reflètent les visages des personnages utilisant leur mobile…comme si le spectateur s’interposait entre l’espace de l’écran et celui du visage et devenait dès lors interface entre le film et la salle. D’autres personnes parmi le public, placées à côté ou derrière ceux qui sont connectés peuvent suivre ce qui se passe sur les petits écrans qui s’éclairent alors dans la salle Effets de miroir entre grand et petit écran, FTE Genève, 2013..

La double narration prévoit également que les spectateurs et spectatrices reçoivent des contenus variés, des messages SMS mais aussi des photos, des cartes, des vidéos, etc. sur leur smartphone. Ces contenus sont soit directement liés à la visualisation de détails sur les séquences, jouant le rôle d’inserts sur des fragments de l’espace filmique pour en renforcer la continuité narrative (par exemple le SMS envoyé ou reçu par un des personnages visualisés), soit ils ressemblent davantage à des plans déposés hors champ sur l’écran du spectateur pour accentuer la matière émotionnelle du film (en référence au montage expressif que l’on trouve dans le cinéma d’Eisenstein par exemple).

Enfin la sortie laisse perplexe puisqu’Iris, l’app téléchargée pour faire l’expérience second screen, reste présente sur le smartphone après la séance, évoquant dans l’imaginaire la potentielle viralité de l’I.A. mise en avant durant tout le thriller Visage d’Iris sur le smartphone, source : https://www.youtube.com/watch?v=1D2MGaz5-mg. Tout l’espace du spectateur devient ainsi potentiellement diégétique, y compris lorsque celui-ci quitte la salle de cinéma. De l’immersion, il entre dans « l’immergence » que l’on peut proposer en référence à la contraction entre « immersion » et « émergence » (du sens)13 Terme utilisé par un des spectateurs à propos de sa perception de l’expérience, en particulier de la sortie du dispositif. .

Nous voyons que ces expériences renouvellent l’écriture filmique et les règles narratologiques instituées, notamment en matière de focalisation. Elles offrent au spectateur parfois un point de vue à la première personne (sur un des écrans), parfois un point de vue omniscient à la troisième, mais aussi parfois un point de vue simultané, parallèle, en « première-troisième » personne. Ce regard alternatif sur les deux écrans rendant le spectateur partenaire de la narration du film. De plus, les règles syntagmatiques connues se trouvent renouvelées. Les notions de séquences, de plans, d’alternances sont « déplacées » vers d’autres formats construits par la vision second screen. Ainsi un vaste chantier s’ouvre aux recherches, notamment en sciences de l’information et de la communication, pour tenter de délimiter les contours de ces nouvelles images et d’en formaliser les concepts clés.

« Rêve partagé »

Enfin ces expériences « intermédiales » (Lancien, 2008) 14 A propos de la « réception intermédiale » définie par Thierry Lancien. Voir ici renforcent pour les spectateurs un sentiment d’immersion partagée dans les images, car les non équipés regardent sur les écrans de leurs voisins qui se font un plaisir de leur montrer ce qui se passe, toute la salle s’éclaire grâce aux écrans de smartphone allumés… Il s’agit donc bien ici d’une expérience collective et sociale, inhérente au dispositif spectatoriel cinématographique de nature hypnotique (Barthes, 1975) mais orchestrée par le dispositif second screen. Sorte de « rêve partagé » 15 En référence à l’« Inception » de Christopher Nolan, 2010. Voir ici dans ce laboratoire expérimental de nouvelles expériences sensorielles et de postures par rapport aux images et aux écrans pour les spectateurs.

En plus des exemples étudiés dans les articles de ce numéro sur la représentation du smartphone au cinéma et de situations qui renouvellent l’écriture filmique, on a pu par la captation des échanges durant le film prendre conscience de l’importance de l’expérience plurielle de l’écran avec ce genre de dispositif et, plus globalement, du rôle des émotions face aux images comme des phénomènes fondamentalement sociaux. Pour reprendre le philosophe Maurice Merleau-Ponty à propos de la perception, il advient que le multi-écran devient ce lieu phénoménologique où :

« Le sens transparaît à l’intersection de mes expériences et à l’intersection de mes expériences et de celles d’autrui par l’engrenage des unes sur les autres, il est donc inséparable de la subjectivité et de l’intersubjectivité qui font leur unité, par la reprise de mes expériences passées dans mes expériences présentes, de l’expérience d’autrui dans la mienne » (1945, avant-propos, p XV).

Les écrans incitent ainsi à des pratiques collectives où la médiation des autres et les modalités de présence aux autres dans les contextes d’usages sont très significatives (Chabert 2017 & 2018). Ainsi l’écran véhicule-t-il le « point de vue réflexif d’une communauté humaine sur elle-même, des visions assujetties à la présence du regard social » (Soulages, 2012, pp. 44-45). Et chaque nouveau dispositif, chaque nouveau média, par les « techniques du corps » qu’il encourage, développe une nouvelle manière d’entrer en interaction avec l’autre et, en conséquence, une nouvelle perception de la relation à autrui. Comme le soulignent Bertrand Gervais et Mariève Desjardins, « le corps est notre unique réalité. Il est, pour les uns, l’incarnation de la conscience et, pour les autres, notre ultime seuil, ce dont nous ne pouvons nous libérer malgré toutes les fictions contemporaines » (2012, p. 43). Ainsi nous sommes présents là où notre attention nous porte. Pour Varela, « le cerveau existe dans un corps, le corps existe dans le monde, et l’organisme agit, bouge, se reproduit, rêve, imagine. Et c’est de cette activité permanente qu’émerge le sens de son monde et des choses » (1998 in Bourassa, 2014) 16 Immersion et présence dans les dispositifs de réalité mixte . Ce sens, on le comprend bien avec ce travail de recherche, n’est compréhensible que par cette articulation observée entre le support, le contenu, les acteurs et la réception dans la salle.

Conclusion

Nous souhaitons pour conclure revenir sur les apports d’une telle étude s’agissant de nos relations aux écrans, petits ou grands et aux mondes narratifs qui peuvent y être associés. Tout d’abord dans cette expérience observée de second screen, nous remarquons que l’espace diégétique s’étend au-delà du cadre défini par le grand écran. Comme le prévoyait André Gardies dans son ouvrage sur l’espace au cinéma (1993), c’est tout l’espace qui devient « le partenaire de la narration » dans cette expérience (p. 215), le lieu qui devient à la fois fiction, espace utopique et réalité possible.

Cette expérience montre également combien les gestes rejoués par les spectateurs et les spectatrices peuvent jouer un rôle narratif, en ancrant la narration jusque dans leur corps. En effet, en doublant l’écran de cinéma par celui du smartphone, une autre proxémie aux images cinématographiques se développe sur leur smartphone personnel, renforçant les possibilités d’identification et les relations subjectives aux personnages.

Enfin, si l’on se réfère à Renée Bourassa (2014) ce sont bien les expériences sensorielles dans le monde qui déclenchent l'émergence du sens sur le plan symbolique. Par l’observation des usages du smartphone dans ce contexte immergé de pratiques cinématographiques, il a été possible de comprendre combien les « rapports de sens » aux technologies émanent aussi de la captation des phénomènes sociaux des émotions, que ces dernières soient vécues dans une salle de cinéma, ou au dehors dans tout l’espace public. Enfin, de comprendre que les usages de nos écrans contemporains s’inscrivent aujourd’hui dans tout un emboîtement d’espaces (Cauquelin, 2002) où l’espace se pense de façon métaphorique, comme le territoire d’une collectivité agissante (Bourassa, 2014). Réalité ô combien réduite à quelques boîtes confinées ces derniers temps « défigurant » nos relations mais qui nous a rappelé que,

« les images virtuelles ne sont jamais seulement des images, juste des images, elles possèdent des dessous, des derrières, des en-deçà et des au-delà, elles forment des mondes […]. Celles-ci figurent le monde à leur façon et même le reconfigurent. Mais elles peuvent aussi le défigurer. » (Quéau, 1993, Dans Chatonsky, 2014)

Bibliographie

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Appel, V., Boulanger H., & Massou L.
(2010)
"Les Dispositifs d’information et de communication, concepts, usages et objets"

Dispositif[s] : discerner, discuter, distribuer. Bruxelles : De Boeck Supérieur. pp. 9-16.

Barthes, R.
(1975)
"En sortant du cinéma"

Communications n°23, Psychanalyse et cinéma, pp.104-107. Disponible ici

Bourassa, R.
(2014)
"Immersion et présence dans les dispositifs de réalité mixte"

Figures de l'immersion, Cahier ReMix n°4. Repéré sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain : Disponible ici

Bourdaa, M.
(2013)
"Le Transmédia storytelling"

Terminal, 112, 7-10.

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