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Le filmeur au téléphone-caméra dans le cinéma contemporain

Corinne Melin

Le filmeur au téléphone-caméra dans le cinéma contemporain

Corinne Melin

Dans le cinéma contemporain, les films réalisés avec un téléphone mobile connecté semblent impliquer de manière singulière le corps du cinéaste. Il semble que son engagement corporel dans les scènes qu’il filme soit différent d’avec une caméra de cinéma classique. Il semble encore que la caméra-téléphone donne les possibilités au cinéaste d’entrer dans la sphère corporelle très intime des acteurs ainsi que de rendre accessible au tournage des espaces qui ne l’étaient pas jusque là. Les trois films : le long métrage Tangerine (2015) de Sean Baker tourné avec un iPhone 5s Affiche du long métrage Tangerine (2015) de Sean Baker et deux courts métrages : Détour (2017) de Michel Gondry tourné avec l’iPhone 7+Capture écran de la première image du court métrage Détour (2017) de Michel Gondry et Je ne t’aime pas (2018) de Tommy Weber tourné avec plusieurs Smartphones Capture écran, site Arte, court métrage Je ne t'aime pas (2018) de Tommy Weber, nous ont permis de développer ces possibilités. Nous avons pris appui également sur des entretiens de ces cinéastes, des photographies de tournage et sur notre analyse de séquences filmiques et de photogrammes. Cet article a pour conséquence une "généreuse" iconographie qui est sans doute à lire en miroir du texte. Les trois films ont été choisis car ils sont conçus avec des intentions hétérogènes et réalisés dans des conditions budgétaires distinctes, ce qui permet d’éclairer des modes de tournage. Ils participent également à rendre visible une écriture propre à un film fait avec un téléphone-caméra. Soulignons que l’expression caméra-téléphone est utilisée dans ce texte pour mettre l’accent sur la caméra elle-même, et le plus souvent en regard de la caméra classique de cinéma. L’expression qui retient notre attention est celle de "téléphone-caméra" car elle met l’accent sur le téléphone et précise que les usages de la caméra sont associés à des usages d’autres propriétés de l’appareil comme les applications par exemple. Les films qui en résultent véhiculent a fortiori une esthétique propre au téléphone connecté qu’il s’agit d’esquisser ici.

Corps à corps

Le film de Sean Baker Tangerine (2015) doit en partie sa large diffusion au festival international de films indépendants Sundance 1 Sundance Film Festival est le principal festival américain de cinéma indépendant international. Il se tient chaque année à Park City et Salt Lake City dans l' Utah. dont il reçoit un premier prix en 2015. Tangerine, d’une durée de 88 minutes, a été entièrement tourné avec un iPhone 5s à caméra 4k Haute Définition. Le cinéaste a fait ce choix parce que c’était le téléphone qu’il utilisait quotidiennement. De plus, il pouvait ajouter à la caméra un adaptateur anamorphique léger adaptateur anamorphique pour Iphone 5s et « de la taille d’une boîte d’allumettes ». Cet adaptateur a pour particularité de donner aux prises de vue un format scope soit un angle de vue très large 2 Baker désirait aussi faire un clin d’œil aux films (western) tournés dans l’ouest américain. . Ce choix est approprié à Los Angeles et ses environs (lieux de tournage) car son architecture est essentiellement horizontale à l'inverse de New York par exemple. Baker a choisi de tourner à l’intersection des boulevards Highland et Santa Monica à Hollywood 3 "medias" indique une succession d'images et parfois de vidéos. Pour y accéder, cliquer sur les flèches placées dans le coin gauche du cadre. . Il a réduit sa zone de filmage à ce quartier situé en marge des espaces touristiques pour des raisons à la fois scénaristiques et budgétaires 4 Le film a un coût global de 100 000 dollars, ce qui est peu pour un long métrage tourné à Los Angeles et ses environs. . Pendant la rédaction du scénario de septembre à décembre 2014, Baker a rencontré dans un centre LGBT du quartier, ses deux actrices principales Kiki Rodriguez et Mya Taylor Les deux actrices principales de Tangerine : Kiki Rodriguez et Mya Taylor, transsexuelles et non professionnelles. Le récit découle de leurs discussions : deux transsexuelles partent à la recherche d’une « femme biologique » ayant une relation amoureuse avec le « fiancé » de l’une d’elles.

Le temps de tournage a été court : trois semaines. Cela induit peu de prises de vue pour chaque scène provoquant des intrusions involontaires dans le champ. De plus, Baker a tourné dans les rues du quartier sans l’annoncer et sans autorisation. Les images du film gardent les traces d’une prise de vue rapide ou faite dans une certaine urgence. Pendant le tournage, Baker a également pris des photographies Images prises spontanément par le réalisateur Sean Baker lors du tournage de Tangerine et réalisé de courtes vidéos (quelques secondes) de façon spontanée, sans en avertir les acteurs ou l’équipe. Il en résulte des images floues et décadrées le plus souvent. Comme dit Baker, «la seule chose que vous ne pouvez pas éviter lorsque vous filmez avec votre téléphone est le tremblement de votre main » 5 Entretien de Sean Baker par Caitlin McGarry, revue en ligne MacWorld, 18 août 2015. Voir ici . La caméra-téléphone tend à capter les moindres mouvements, ce qui a des conséquences sur le piqué d’image et la sensibilité à la lumière. Le stabilisateur (steadicam) - à fixer sur le téléphone et à tenir dans la main pendant le filmage - ralentit ces effets de tremblements mais ne les supprime pas. Les images conservent les traces de la mobilité du cinéaste ; elles ont un aspect souvent qualifié de documentaire, ce qui est relatif à un enregistrement propre à la technicité de l’appareil. À la post-production, Baker a gommé ces effets et ces accidents en affirmant une esthétique de la «saturation » . Il augmente les qualités et les défauts de l’enregistrement. Il sature les couleurs et la luminosité et ajoute du grain. Il précise qu’un coloriste les a aidés à dégager une esthétique propre aux images obtenues à l’iPhone 6 Ibid.,, entretien de Sean Baker par Caitlin McGarry... . Le titre Tangerine (mandarine) est d’ailleurs venu pendant la phase de post-production ; l’orange (et ses nuances) s’étant avérée la couleur dominante de ce long métrage tourné dans l’ouest américain. Le montage de la bande image est fait de courtes séquences ce qui provoque un rythme de lecture dynamique. La bande son qu’il y associe est composée de musiques électroniques. Elle sied au défilement saccadé des images : les bits se posent facilement sur son défilement rapide et syncopé.

Pendant le tournage, Baker a constaté que la caméra-téléphone savait se faire oublier: « L’iPhone n’était jamais caché, pourtant personne ne le remarquait » 7 Entretien de Sean Baker par Nicolas Bardot, revue en ligne film de culte, 7 décembre 2015. Voir ici dit-il. La caméra-téléphone s’avère moins intimidante que la caméra de cinéma classique qui est plus imposante, plus intrusive dans le tournage de scènes intimes par exemple . De plus, le téléphone participe de la vie des actrices, des membres de l’équipe. Ils en ont tous un et l’utilisent chaque jour pour communiquer. La vue d’une personne en train de filmer avec un téléphone est devenue presque banale aujourd’hui. Le téléphone connecté mobile est inscrit dans nos pratiques, nos usages au quotidien et façonne d’une certaine manière notre environnement immédiat. Cet effacement de l'intimidation de la caméra-téléphone a permis au cinéaste de « tourner des scènes intimes », de « s’infiltrer » dans une conversation, de « trouver de nouvelles façons de bouger » 8 Ibib., Entretien de Sean Baker par Nicolas Bardot... . Dans les images de tournage, on le voit agenouillé, allongé sur le sol, en train de courir au même niveau et rythme que les acteurs, et sans être aucunement gêné par la caméra-téléphone . Il peut également se rapprocher très près de la zone de jeu des acteurs et pénétrer dans la sphère individuelle de l’acteur/trice. Baker plonge à cet effet la caméra dans le creux que forme le cou et l’épaule des personnages, sous leurs bras ou encore au niveau des chevilles. Dans les scènes de dialogue à plusieurs, Baker rend visible sa place de filmeur en laissant dans le groupe qui discute un espace vacant que prendra le spectateur . Il imprègne, pourrait-on dire, de sa présence l’image. Cette participation active du filmeur au jeu des acteurs, cette imitation de leurs gestes, mouvements, actions etc. sont rendues possibles, comme déjà dit, par la petitesse, la souplesse de manipulation et la légèreté de la caméra-téléphone. Elles sont aussi et surtout rendues possibles parce que cette caméra a une profondeur de champ excessive causée par la taille réduite du capteur 9 La taille du capteur de la caméra-téléphone est de celle d’une carte sim tandis que le capteur de la caméra de cinéma classique a la taille dune batterie de téléphone portable. , et qu’on ne peut pas obtenir avec une caméra classique. Avec un téléphone-caméra, si vous mettez la main devant l’objectif par exemple, l’appareil fera une mise au point sur la main. Le téléphone-caméra offre au filmeur un terrain propice à des expériences visuelles et spatiales inédites de l'espace intime des corps propres aux personnages, et Baker sait en tirer parti dans Tangerine.

Dessiner avec l’œil

Le court métrage Détour (2017) de Michel Gondry est la réponse cinématographique du réalisateur à la commande publicitaire d’Apple : filmer avec un iPhone 7+ muni d'une caméra 4k Ultra Haute Définition (UHD) IPhone 7+, caméra 4k Ultra Haute Définition et stabilisateur optique IPhone 7+, caméra 4k Ultra Haute Définition et stabilisateur optique. Cette dernière dispose d’un stabilisateur optique intégré et est associée à l’application d’enregistrement Filmic Pro. Pendant le tournage, cette application permet d’ajuster la balance des blancs, de vérifier l'exposition, de modifier la vitesse d'enregistrement, de capter au ralenti ou en accéléré. En somme, la caméra de ce téléphone possède un traitement informatique qui assure une UHD à l’image. Le film a été distribué sur les sites de la marque et dans des cinémas d’art & d’essai.

Pour répondre à la commande, Michel Gondry a produit un film à destination d’un public fidèle à la marque et qui connaît sans doute son style. Il s’appuie d’ailleurs sur les thèmes et les illusions visuelles et optiques exploités dans ses films antérieurs comme par exemple La science des rêves (2006) ou encore Microbe et Gasoil (2015). Pour les thèmes, il reprend celui de l’objet comme lieu de transfert affectif, comme compagnon de solitude. Dans Détour, il raconte l’histoire d’un tricycle d’enfant . Perdu, cet objet tente de retrouver sa propriétaire. Cette dernière, constatant sa perte, ne parviendra à se consoler qu’avec un vélo à deux roues. Mais ce n’est pas fini. Le court métrage s’achève sur un happy-end : un petit garçon (le nouveau propriétaire) et le tricycle sont assis côte-à-côte regardant au loin le soleil se coucher. Les illusions optiques et auditives sont, dans Détour, liées au parcours du tricycle, fait d’avancées produites par une intervention extérieure comme notamment le déplacement de l’air que provoque un camion, le cri de la petite fille. Ses illusions décalent le spectateur de la réalité, l’invite en quelque sorte à entrer dans l’univers fictionnel de Michel Gondry.

Pour accompagner la sortie du court métrage, Apple a produit une série de six vidéos sous le titre générique Dans l'œil de Michel Gondry Présentation dans L’oeil de Michel Gondry, six vidéos sur la réalisation de Détour. Le cinéaste y explique les découvertes faites pendant le tournage, livre des astuces ou encore la production de certains effets. Dans la séquence vidéo Time-Lapse Dans l'œil de Michel Gondry – Image par image – Réalisé avec l'iPhone 7+, il explique la réalisation de son générique image après image et avec une application du téléphone. Il ne cache pas sa joie de retrouver par le téléphone connecté un côté « fait main », produit à la maison. Dans ces vidéos, le cinéaste rend compte aussi des apports de la miniaturisation du matériel sur le tournage. Il explique, dans L’effet cinéma Dans l'œil de Michel Gondry – L'effet cinéma – Réalisé avec l'iPhone 7+ comment la caméra-téléphone l’a conduit à adopter des mouvements très lents, plus lents qu’avec une caméra classique ; la petite taille du capteur en étant la raison principale. Il souligne encore que sa miniaturisation comme l’équipe réduite lui ont permis de s’aventurer dans des zones impraticables avec le matériel courant du cinéma comme par exemple les bords de route, les endroits escarpés, les abords d’une rivière. C’est ce qu’il montre dans la vidéo Le ralenti Dans l'œil de Michel Gondry – Le ralenti – Réalisé avec l'iPhone 7+ où il filme les mouvements du tricycle pris dans les remous de l’eau. Dans Scène de nuit Dans l'œil de Michel Gondry – Scène de nuit – Réalisé avec l'iPhone 7+, Gondry révèle encore une astuce : il a simulé la nuit en plein jour en passant en direct la lumière en mode sous-exposition.

Avec Détour, Michel Gondry exerce son style en l’adaptant au téléphone-caméra imposé par la commande. Les images de tournage et certains passages des entretiens indiquent qu’il a utilisé la caméra-téléphone comme un crayon, lui qui s’exerce d’ailleurs à la bande dessinée 10 Michel Gondry, On a Perdu la Guerre, Mais pas la Bataille, éditions Cambourakis, Paris, 2012. . On le voit ainsi avec son équipe, derrière le téléphone, les doigts sur l’écran, en train de modifier les contrastes, le rythme par exemple. On le voit encore, dans une zone de tournage réduite, déplacer et re-déplacer le téléphone-caméra pour obtenir le meilleur angle de vue. Il est vrai que la fonction zoom n’est pas le point fort de la caméra-téléphone. En bref, il semblerait bien que Gondry, en s’exercant à dessiner avec l’œil de la caméra-téléphone, tend à produire un essai filmé de ses possibles, et en regard de sa pratique antérieure du cinéma.

Écriture de la mobilité

Le court métrage Je ne t’aime pas (2018) de Tommy Weber, tourné avec plusieurs smartphones, a été coproduit par la chaîne Arte et la société de production indépendante Ludo Tuto 11 Les propos cités de Tommy Weber sont extraits de l’entretien téléphonique Et si on parlait cinéma, 26 septembre 2015 . C’est la première fiction courte verticale produite par Arte et diffusée sur sa chaîne en ligne. La singularité de ce court métrage, au sein du corpus choisi, est qu’il a un format interdépendant de son support de production et de diffusion : le smartphone. Dans ce court métrage, l’illusion est presque parfaite : ce n’est pas Tommy Weber qui filme mais l’actrice principale. Le filmeur a ici un rôle de narrateur implicite, «caché» en quelque sorte derrière le personnage principal 12 Précisons qu’aucune image du tournage n’a été diffusée. .

Le spectateur pénètre sans transition dans un moment de vie de Clara, vingt-cinq ans. Elle est appelée par un inconnu, la nuit, à venir au chevet de son père mourant qu’elle n’a pas vu depuis plus de dix ans. Le court métrage s’ouvre donc sur le téléphone de Clara qui sonne Image d'ouverture, capture écran de Je ne t’aime pas (2018) de Tommy Weber. Le spectateur lit alors sur l’écran plusieurs informations : l’opérateur, la puissance du signal de connexion, la date, l’heure, le niveau de la batterie, le numéro d'appel anonyme. L’actrice est ensuite identifiée par sa voix. Elle rappelle le numéro inconnu. En écoutant le fond sonore, le spectateur perçoit qu’elle appelle dans un lieu public extérieur et bruyant. Une voix d’homme se fait entendre à l’autre bout. Il est 3 h 53 du matin. Elle apparaît à l’écran, ayant retourné vers elle la caméra-téléphone.

Fin de l’introduction et début de l’acte un pourrait-on dire à savoir le voyage en train. Au cours de ce déplacement, elle s’autofilmera à plusieurs reprises et pour des raisons différentes comme se recoiffer et mettre du rouge à lèvres, énoncer à voix haute ce qui l’amène vers ce père mourant. Elle envoie aussi des messages, regarde un plan, cherche un nom. La plupart des dialogues, des mots échangés sont courts, précis, abrégés, « émoticônés ». Le spectateur vit le récit principalement en fonction de l’usage que Clara fait du téléphone, au travers des informations que livrent ses actions sur l'appareil. La narration se donne ainsi à lire au travers d’un langage composé entre autres de logotypes, interfaces graphiques avec boutons, bulles, vidéos ultra courtes, sons, textes. Tommy Weber a pris en quelque sorte pour acquis la compréhension du « langage téléphonique » par le spectateur. Ce film vise donc un public familier aux principales fonctions et usages d’un téléphone mobile connecté. Il vise un public ayant incorporé des modes d’échange, d’enregistrement de soi ainsi que des modes de lecture et écriture à l’écran.

L’acte deux, pour poursuivre en ce sens, commence lorsqu’elle descend du train. C’est la rencontre avec le père. Clara oriente dès lors la caméra-téléphone vers l’extérieur donnant ainsi à voir son environnement immédiat. Elle filme en évitant de placer la caméra-téléphone bien en vue du sujet. Elle enregistre l’ami du père qui vient la chercher à la gare, ce qu’il dit pendant le trajet en voiture, sa descente du véhicule. Des mouvements involontaires déplacent l’œil de la caméra vers des détails comme un morceau d’asphalte, des flous colorés. . Elle marche la caméra-téléphone en main, puis marque un temps d’arrêt et zoome sur une fenêtre embuée derrière laquelle elle découvre le père gisant dans un lit.

Tommy Weber n’a pas tenté de gommer les effets documentaires des images à tel point qu’elles peuvent paraître réalisées par un usager désireux de conserver la trace d’un moment intense de sa vie. Cependant, il exploite la caméra-téléphone de façon à rendre compte de l’état émotionnel du sujet qui le traverse. Le personnage de Clara évolue dans le récit au travers de scènes d’autofilmage et de son environnement immédiat. Elle filme ce qui est à portée de bras. Le téléphone-caméra semble détenir un format approprié au corps. Les images ainsi produites nous font exister au plus proche de la personne qui traverse une expérience extra-ordinaire. La mobilité du téléphone, à la fois interne (réseaux) et externe (mouvements) rend cela certainement possible. « Le téléphone portable intelligent devient un médiateur esthétique en ce qu’il permet la traduction iconique d’une sensibilité vécue dans la mobilité même de l’individu.» (Bégin, 2016, p.95). Les images de Weber concourent à donner corps à cet espace abstrait et néanmoins senti de la mobilité-téléphone. Cet espace est également rendu visible par le temps qui passe. Chacune des actions menées avec le téléphone a un rapport chiffré, compté au temps. Dans Je ne t’aime pas, la durée de l’évènement est clairement indiqué : le spectateur suit Clara de 3 h 52 (image d'ouverture du court métrage) à 18 h 12 (image de fermeture). Lorsqu’une vidéo est déclenchée, sa durée d’enregistrement s’affiche ; lorsqu’un texto est envoyé, les heures d’envoi et de réponse apparaissent. Cette présence du temps compté, à chaque image seconde, crée une tension psychologique, une tension entre les mondes réel et virtuel, entre le voyage et les rencontres, et les émotions jusque là refoulées.

S’affranchir

Les films de Sean Baker, Michel Gondry, Tommy Weber traduisent un engagement physique inédit du filmeur dans l’enregistrement des scènes. Ce dernier pénètre dans la bulle invisible qui nous protège de la proximité des autres corps 13 cf. le concept de proxémique d’ E. T. Hall . Il s’approche au plus près des objets filmés, faisant corps même avec leurs mouvements, rythmes propres : tricycle dans l’eau vive (Gondry), course d’une actrice (Baker), se parler face à l’écran de la caméra-téléphone (Weber). Il renouvelle l’approche filmique d’un corps dynamique, que les mouvements soient physiques (produit d'une action) ou psychologiques (provoqué par une action). Ces films traduisent une appropriation cinématographique de la mobilité, caractéristique majeure du téléphone-caméra. Cette mobilité tend à affranchir le filmeur du lieu concret où il se trouve, à le faire basculer dans un langage filmique et dans une esthétique propres au téléphone-caméra. Pour certains cinéastes, l'écriture d’un film fait avec un téléphone mobile connecté participe bien à en renouveler les codes. Pour certains autres (reconnus dans le cinéma classique surtout), elle est considérée comme une expérience isolée. Quoiqu’il en soit, s’essayer à ce cinéma, c’est s’inscrire dans un cinéma de l’avenir selon les mots d'Astruc dans La caméra-stylo (1948).

Dans les films choisis, les cinéastes utilisent le téléphone-caméra dans les diverses phases de la fabrique de leur propre film soit la production (avant et après), la réalisation et la diffusion. Cette unité tend à favoriser une émancipation du filmeur d’avec le cinéma industriel en réduisant les budgets notamment. La diffusion se fait plus facilement aussi sur d’autres réseaux que ceux du cinéma industriel. Il est possible de trouver les trois films des réalisateurs en Video On Demand (VoD). Tommy Weber va même jusqu’à dire qu’il favorise la sortie en VoD. Son format s’adapte à divers supports numériques et autorise une diffusion large comme sur Internet. Certes le public est moins « contrôlable », moins « quantifiable » sur la toile par exemple que sur le réseau du cinéma industriel. Néanmoins, le public touché se sent proche des films faits avec un téléphone mobile et connecté. Le public a incorporé des modes d’expression et de diffusion dématérialisés. Il a « encorporé » des pratiques propres au langage du téléphone. Il le pratique au quotidien, s’applique à chanter en ligne ou se faire des films.

Bibliographie

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Allard, L.
(2009)
Mythologie du portable

Paris: Éditions le cavalier bleu.

Allard L. et Odin R.
(2014)
Téléphonie mobile et création

Paris: Armand Colin, coll. « Recherches ».

Astruc, A.
(1948)
"Naissance d’une nouvelle avant-garde, la caméra-stylo"

L’Écran français, n° 144, 30 mars 1948.

Bégin, R.
(2013)
"Le mobilophile ou les aventuriers du lieu perdu"

Les territoires du virtuel. Rodionoff A. (dir.), Mei n° 37, les éditions de l'Harmattan.

Gondry, M.
(2017)
Dans l’œil de Michel Gondry

Vidéos réalisées avec l'iPhone 7+. Disponible ici

Labourdette B.
(2008)
Tournez un film avec votre téléphone portable

Editions Dixit. Disponible ici

Patoine, P.L.
(2015)
Corps/texte : pour une théorie de la lecture empathique. Cooper, Danielewski, Frey, Palahniuk

Lyon: ENS Éditions, coll. Signes.

Filmographie

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Michel Gondry
(2017)
Détour

Réalisation, scénario et montage Michel Gondry, durée : 11 min 08 sorti en France juin 2017.

Tommy Weber
(2018)
Je ne t’aime pas

Réalisation Tommy Weber, scénario Emma Degoutte, Tommy Weber collaboration Mohamed Kerriche, durée : 13 min 40, sorti en France juin 2018.

Sean Baker
(2015)
Tangerine

Réalisation et montage Sean Baker, scénario Sean Baker et Chris Bergoch, durée : 88 min, sorti aux États-Unis en janvier 2015, déc. 2015 pour la France.

Entretiens & Notices

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Sean Baker
(2015)
Tangerine

Entretien réalisé au festival de cinéma de Deauville, le 8 septembre 2015. Disponible ici

Sean Baker
(2015)

Entretien réalisé par Caitlin McGarry, revue en ligne « MacWorld ». Disponible ici

Sean Baker
(2015)

Entretien réalisé par Nicolas Bardot, « Film de culte », 7 décembre 2015. Disponible ici

Tommy Weber
(2015)

Entretien téléphonique de Tommy Weber, 26 septembre 2015, émission en ligne « et si on parlait cinéma ». Disponible ici

Michel Gondry
(2017)
Détour

Notice in allociné. Disponible ici

Sean Baker
(2015)
Tangerine

Notice in allociné. Disponible ici

Auteur.e.s